L'œuvre la plus aboutie de Mallet-Stevens





L’œuvre la plus aboutie de Mallet-Stevens, un architecte de génie

A Croix, la Villa Cavrois n’est pas qu’un ovni dans le paysage. C’est la concrétisation du travail d’un architecte audacieux et avant-gardiste. Un véritable manifeste de l’architecture moderne.

Karin Scherhag le 3 mars 2020
    
Sa mort précoce à l’âge de 58 ans (février 1945) et la prééminence de Le Corbusier sur la scène internationale ont éclipsé pendant des décennies l’œuvre de Robert Mallet-Stevens. L’architecte, décorateur et designer français, directeur de l’école des Beaux-Arts de Lille de 1935 à 1939, fut pourtant l’une des figures les plus prometteuses de l’architecture moderne dans notre pays. « Mallet-Stevens était très ouvert d’esprit. Il s’est beaucoup inspiré du Bauhaus (1) allemand et était proche du mouvement artistique De Stijl (2)  », témoigne Seiffel Thong, adjoint technique de la Villa Cavrois.

Construite à Croix entre 1929 et 1932 pour une famille de riches industriels textiles de Roubaix, cette étonnante demeure de 1 840 m² habitables reste sans conteste l’œuvre la plus aboutie de Mallet-Stevens. « Ici, il a eu carte blanche. Les Cavrois étaient milliardaires en anciens francs et ne lui ont opposé aucune contrainte financière », rapporte Seiffel Thong.

Architecte avant-gardiste, audacieux, à la pointe des technologies de l’époque, Robert Mallet-Stevens érige dans le Nord une demeure futuriste. Il y met en pratique toutes ses théories, dessinant pendant un an et demi tous les plans de l’habitation, imaginant jusqu’au moindre détail du mobilier. « Le vrai luxe, c’est vivre dans un cadre lumineux, gai, largement aéré, bien chauffé, avec le moins de gestes inutiles et le minimum de serviteurs », disait-il. « Ici, tout a été soigneusement pensé. Tout a une utilité. On a beau chercher, on ne peut pas trouver de défauts à cette villa qui était à la fois esthétique et fonctionnelle. Depuis, on n’a d’ailleurs pas fait mieux », souligne l’adjoint technique de la villa.

Une visite ne suffit évidemment pas à tout noter. Avec l’aide de notre guide, notre œil s’arrête quand même sur d’incroyables détails. Le terre-plein central qui servait à la fois de giratoire et de terrain de cricket. Le puits de lumière du porche projetant un joli halo sur les invités. La demi-marche menant au hall d’entrée, s’arrêtant pile à hauteur des véhicules de l’époque afin que les visiteurs n’aient pas d’efforts à faire pour descendre de voiture. Les pendules de la maison toutes synchronisées sur l’horloge-maître, celle de la cuisine. « Par respect pour les invités, deux pièces n’étaient pas dotées d’horloges : le grand hall et la salle à manger des parents. » L’horloge du boudoir de Lucie Cavrois n’était, elle, pas connectée électriquement aux autres. « C’était symbolique, analyse Seiffel Thong. Madame avait sa propre heure.  »

« Avec Mallet-Stevens, tous les sens étaient soignés »

Les enceintes reliées à la TSF (l’ancêtre de la radio, ndlr) et intégrées à toutes les pièces de la villa pour permettre notamment de communiquer avec tous les membres de la famille. « C’était plus pratique qu’une cloche pour appeler à table les sept enfants Cavrois », plaisante l’adjoint technique. Le chauffage central au fioul, extrêmement rare à l’époque. L’immense miroir de la salle à manger, de longueur identique à celle de la table afin que tous les invités aient la même vue sur le parc verdoyant. Les placards intégrés qui ont depuis inspiré de nombreux dressings. La hotte naturelle et le vide-ordures de la cuisine. Le troisième robinet amenant de l’eau filtrée. Le monte-plat électrique et l’ascenseur pour ménager le personnel les jours de réception. Le pèse-personne de la salle de bains des parents intégré dans le sol. Le baromètre de cette même pièce et les lumières automatisées dans les placards. La douche à jets massant. La robinetterie dissimulée des baignoires pour que l’eau s’écoule par le trop-plein dans un chant rappelant celui des ruisseaux. « Avec Mallet-Stevens, tous les sens étaient soignés. » La salle de jeux du troisième étage insonorisée pour que les enfants laissent leur imagination s’exprimer librement et bruyamment. Les cache-prises dans les murs. Le miroir d’eau très peu profond pour que le gel le transforme en patinoire les jours d’hiver...

Les couleurs intérieures de la villa, quoique parfois déconcertantes, étaient aussi habilement choisies : du bleu ciel dans la chambre des fillettes, évocation à la Vierge Marie dans cette famille de fervents catholiques, ou le vert tendre dans le salon offrant depuis la mezzanine une perspective ininterrompue sur le jardin. Quant aux meubles, ils avaient tous été dessinés par Robert Mallet-Stevens. Comme cette table à double plateau dans le salon permettant à Paul Cavrois de dissimuler ses cartes pendant ses parties de poker. L’ensemble de la demeure était ainsi meublé avec soin mais sans surcharge ornementale. Les lignes étaient épurées, les matériaux luxueux : bois exotiques (d’Afrique ou d’Asie), marbre blanc, jaune de Sienne ou vert de Suède, ivoire…

L’architecte a conçu cette résidence comme un véritable château moderne. La silhouette de la villa – singulière avec ses airs de paquebot – se découpe dans l’horizon, enveloppée de briques jaunes d’Hilversum (Pays-Bas). Un autre choix audacieux qui a provoqué un scandale lors de l’inauguration le 5 juillet 1932... mais qui confère toujours à la villa son caractère unique.

(1) Ecole d’architecture et d'arts appliqués fondée en 1919 à Weimar (Allemagne) par Walter Gropius. Le Bauhaus désigne un mouvement artistique moderne qui continue d’inspirer de nombreux architectes.

(2) De Stijl (« le style », en néerlandais) est un mouvement d’avant-garde européen des années 20. Ce mouvement artistique, issu du néoplasticisme, a profondément influencé l’architecture du XXe  siècle. Ce style prône la sobriété des formes et la pureté des couleurs.