La Villa Cavrois, un château moderniste
Bernard Hasquenoph
Ce monument emblématique de l’architecture du XXe siècle
ouvre au public, après une importante restauration et une histoire mouvementée.
Sauvé de justesse de la ruine, ce bâtiment-manifeste de Robert Mallet-Stevens
proposait un nouvel art de vivre, qui n’a rien perdu de sa modernité.
C’EST UN PAQUEBOT SAUVÉ DU NAUFRAGE.
Et sans
conteste un événement. Alors que la puissance publique aurait plutôt tendance à
diminuer ses crédits en faveur du patrimoine ou à créer de nouveaux
établissements à millions - ce qui est plutôt contradictoire -, voilà un
bâtiment majeur du XXe siècle construit pour des particuliers, devenu bien
national et ouvert au public. Un miracle puisqu’il a failli disparaître.
Habitée jusqu’en 1985 après avoir été modifiée dans son
agencement intérieur initial, la Villa Cavrois a ensuite été cédée à un
promoteur qui projetait de la détruire avant que, sous la pression d’une
association de sauvegarde, un classement d’office au titre des Monuments
historiques ne vienne contrecarrer ses plans en 1990. De rage, il laissa la demeure
à l’abandon, favorisant son pillage et son vandalisme. S’en suivit
atermoiements pas très glorieux des collectivités locales et actions en justice
des uns et des autres, avant que l’Etat n’acquiert en 2001 ce qui n’était déjà
presque plus qu’une ruine. Des arbres poussaient même à l’intérieur.
Quatorze ans plus tard et 23 millions d’euros investis dans
un chantier gigantesque qui mobilisa 230 ouvriers et 18 corps de métiers, voilà
la résurrection d’un chef-d’oeuvre de l’architecture internationale, la villa
faisant désormais partie du Iconic Houses Network. En 2008, pour la faire
revivre, l’Etat la confia au Centre des monuments nationaux (CMN) qui, au
milieu de sa centaine de châteaux, abbayes ou sites antiques, compte un seul
autre bâtiment du siècle dernier : la Villa Savoye construite par Le Corbusier
à Poissy.
Construite près de Roubaix entre 1929 et 1932 par
l’architecte français d’origine belge Robert Mallet-Stevens, la Villa Cavrois a
été commandée par Paul Cavrois, industriel dans le textile, pour y loger sa
nombreuse famille, épouse et sept enfants, sans compter les domestiques. Elle
n’aurait pu ne jamais voir le jour puisqu’il projetait initialement de faire
appel à un architecte régionaliste, comme il était d’usage dans son milieu.
Mais Cavrois opéra un virage à 180 degré en rencontrant Mallet-Stevens en 1925
à la fameuse Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels de
Paris, où furent remarqués son avant-gardiste pavillon du tourisme et ses
arbres cubistes en béton créés avec les frères Martel. Un choix éclairé et
audacieux pour un notable de province, que l’on moquera dans la région. Pour
désigner sa villa, on parlera de « péril jaune » ou de « folie Cavrois ».
Mallet-Stevens, lui, saluera la « clairvoyance » et le « mépris de la routine »
du couple.
Quand on découvre la demeure de briques jaunes, on est
impressionné par son gigantisme [1]. Plus qu’une maison, c’est un véritable
château où cohabitent tous les paradoxes que l’on découvre en progressant dans
sa visite : grandiloquence et sobriété, ordre et dissymétrie, radicalité et
classicisme... Difficile de se projeter dans les deux vastes salles de
réception, au décorum d’un luxe minimal assez glacial, qui épousent finalement
la fonction ostentatoire des pièces d’apparat des châteaux. En contrebas de la
première salle, l’alvéole en marbre jaune du coin cheminée avec banquettes
n’est d’ailleurs pas sans rappeler les foyers médiévaux.
Comment s’imaginer vivre dans ce hall-salon, avec une telle
hauteur de plafond ? D’un côté, une immense baie vitrée donnant sur une
terrasse puis sur le parc, de l’autre un haut mur dénudé. Une mise-en-espace
assez théâtrale, ou cinématographique qui n’a rien d’étonnant puisque
Mallet-Stevens réalisa de nombreux décors de films, dont L’Inhumaine de Marcel
L’Herbier en 1924 aux collaborations éblouissantes : Fernand Léger, Pierre
Chareau, Paul Poiret...
Assez curieusement, si Paul Cavrois confia à Mallet-Stevens
le soin de créer également tout le mobilier intérieur, il ne décora sa maison
d’aucune œuvre d’art. Ni tableau ni sculpture, à une ou deux exceptions près.
Un vide radical. Peut-être parce que l’habitation est l’œuvre elle-même.
Autosuffisante esthétiquement. Passé les espaces de réception, la villa se
distribue assez classiquement en ailes des parents et des enfants, aux
dispositions plus intimistes, tels les petits appartements des demeures
royales.
Le CMN, héritant de pièces dévastées, a fait le choix de
restituer les décors muraux et les sols : peintures, marbres, planchers (en
grande partie conservés), boiseries, placages... Pour ce faire, on se basa
essentiellement sur les matériaux survivants, débris et traces murales, faute
de documentation, quasi inexistante, puisque Mallet-Stevens, disparu en 1945,
imposa par testament la destruction de toutes ses archives, ce qui fut exécuté
par ses proches. Sans qu’il en ait donné la raison.
Tout aussi étrange, il n’existe quasi aucune photo des
intérieurs de la villa, même chez les descendants Cavrois - alors qu’elle fut
inaugurée par un mariage -, à l’exception de clichés en noir & blanc parus
dans quelques revues spécialisées qui permirent la restitution des éléments
mobiliers intégrés aux murs : étagères, placards, banquettes, lits,
cache-radiateurs conçus par Jean Prouvé qui, loin de se faire oublier, rythment
la vue… Des restitutions qui n’ont rien de choquant, vu la sobriété stylistique
de l’ensemble. La principale difficulté aura été de retrouver les bonnes
proportions, déduites grâce à des maquettes à taille réelle positionnées au bon
endroit puis comparées aux photos, sous le même angle. Une incertitude demeure
cependant sur la couleur des tapis, tissus et rideaux.
La principale source iconographique réside dans un numéro de
L’architecture d’aujourd’hui de 1932, dans lequel on trouve un dossier précieux
sur la Villa Cavrois tout juste terminée, consultable en ligne sur le portail
de la bibliothèque de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine qui met à
disposition de nombreuses revues numérisées. Un reportage passionnant qui
insiste sur la modernité fonctionnelle de la villa, définissant un nouvel art
de vivre réservé alors à un milieu aisé : « Le vrai luxe, c’est vivre dans un
cadre lumineux et gai, largement aéré, bien chauffé, le moins de gestes
inutiles, le minimum de serviteurs ».
L’article présente toutes les innovations techniques,
remises en état aujourd’hui, que l’on remarque pour certaines quand d’autres
passent inaperçues, faisant désormais parties intégrantes de notre quotidien.
Des baies vitrées qui s’ouvrent de l’intérieur grâce à une manivelle. Des
pièces insonorisées par des murs doublés en béton cellulaire. Un éclairage
indirect « donnant le maximum d’éclairement pour le minimum de fatigue des yeux
». On en a fait l’expérience, assez impressionnant par sa modernité, et
générateur d’intimité dans ces vastes espaces. Téléphone, interne et externe,
dans toutes les pièces, « une petite révolution dans les usages domestiques ».
Pourquoi ? Plus pratique qu’une sonnerie pour appeler le personnel et lui
donner ses instructions voyons ! Idem, pendule électrique au mur de chaque
pièce ainsi que, et c’est le plus épatant, des hauts parleurs encastrés qui
diffusaient la radio depuis un poste unique, que chacun pouvait commander
depuis sa pièce, en réglant ou coupant le son.
La salle de bains des parents est incroyable - paraît-il la
pièce qui fit le plus sensation -, pour son espace, son confort, son luxe
sobre, avec balance intégrée, longue tablette centrale en marbre blanc à quatre
étages et sièges en laque blanche (non retrouvés), eau chaude, eau froide et
même eau adoucie, c’est-à-dire sans calcaire explique la revue. Un véritable
mini institut de beauté. La maison compte bien entendu un ascenseur - de Jean
Prouvé -, monte-plats et différents appareils de service tous électriques -
même un chauffe-peignoir ! -, et des espaces amovibles, comme la vaste salle de
jeux des enfants transformable en petit théâtre.
Tout un ensemble de « perfectionnements », que prophétique,
la revue voit se généraliser dans un futur proche : « Est-ce là du luxe ? Oui
et non. Avoir une salle de bains, une douche près de sa chambre, un appareil
d’éclairage dans le mur pour lire au lit, un store en bois commandé de
l’intérieur pour voiler sa fenêtre, une seule clé ouvrant des dizaines de
serrures, ne seront bientôt plus « un luxe » comme on l’entend aujourd’hui ».
Quitte à l’imposer par la loi en ce qui concerne les salles de bains : « Le
sens du confort viendra vite quand nos législateurs auront compris que
l’hygiène pour un peuple peut présenter quelque intérêt ».
Pour les meubles occupant les pièces et créés spécifiquement
pour la villa, ils ont hélas été dispersés dans une vente aux enchères en 1987.
Le CMN, plutôt que de les restituer, a entrepris de les racheter, ce depuis
2009. Ainsi par exemple, chaque meuble du boudoir de Madame a retrouvé sa place
d’origine. D’un grand raffinement. Quelques donations ont été faites, comme ce
grand placard courbe par le collectionneur américain Robert Rubin, qui réintègre
les cuisines ultra-modernes pour l’époque, presque des laboratoires avec leur
carrelage blanc.
Une tablette tactile à la location permet de s’immerger dans
une ou deux pièces remeublées en réalité augmentée, tel le hall-salon. Dans les
vastes sous-sols divisés en espaces de service - buanderie, imposante cave à
vins, garde-manger, fleurs, chaudière (magnifique)… -, ont été aménagés pour le
visiteur d’aujourd’hui salle de projection, centre d’interprétation numérique
et matériauthèque pour expliquer la démarche de restauration. A signaler aussi
au premier étage, une pièce laissée intacte dans son dénuement - une «
pièce-martyre » -, écorché qui laisse voir l’ossature du bâtiment et qui
témoigne de l’état de dégradation de la villa lors de son achat par l’Etat.
Enfin, une petite balade dans le parc s’impose. Également
dessiné par Mallet-Stevens, recomposé d’après des photos aériennes mais hélas
amputé d’une bonne partie, il permet d’admirer la villa depuis l’extrémité du
long miroir d’eau qui rappelle une piste d’atterrissage et qui, l’hiver, se
métamorphosait en patinoire. Là, encore le souci fonctionnel était omniprésent,
avec potager, verger et poulailler à disposition (tous disparus) et le jardin
fleuriste pour décorer la maison en permanence, « chaque carré fleuriss[ant] à
une époque différente de l’année ». Tout visait à l’autonomie et à une certaine
économie des moyens. Une vision du luxe assez révolutionnaire, emprunte
d’écologie avant l’heure en même temps que très classique dans l’esprit, car
rappelant la vie en autarcie des grands domaines aristocratiques. A ne pas
manquer, non plus, la piscine qui longe la maison, signe de l’importance donné
au sport. On la remarque d’abord à peine tellement elle s’intègre dans le
bâtiment. Et le rond de verdure incurvé à l’avant de la maison qui n’est pas
une piste d’atterrissage pour hélicoptère, mais un terrain pour jouer au
croquet.
En 1932, la revue L’architecture d’aujourd’hui concluait par
des mots que l’on pourrait reprendre tels quels : « Il y a lieu, nous pensons,
de féliciter l’architecte pour la réalisation d’une œuvre aussi complète mais
aussi son client qui a « osé » ». Un résultat « excellent » né d’une parfaite
symbiose « architecte-client ». Le Centre des monuments nationaux compte
désormais un château de plus, ouvert à tous.