Après son calvaire, la villa Cavrois de Robert Mallet-Stevens à Croix retrouve ses splendeurs de 1932
4 Juin 2015
Villa Cavrois restaurée. Le vestibule © Robert Mallet
Stevens – ADAGP © Jean-Luc Paillé - CMN
« Œuvre d'art totale dans l'austérité et le luxe du soin
extrême de ses détails » pour Philippe Bélaval, président du Centre des
Monuments Nationaux, « manifestation incroyable d'intelligence » pour
Paul-Hervé Parsy, administrateur de la Villa Cavrois. Les qualificatifs ne
manquent pas et ne manqueront pas pour décrire cette villa de Robert
Mallet-Stevens (1886-1945) qui s'ouvre au public ce 13 juin 2015.
Que de difficultés n'a-t-elle traversé cette demeure située
à Croix, près de Lille, qualifiée de péril jaune - en référence à son parement
de brique jaune safran extérieur au traitement des joints horizontaux peints de
noir pour lequel 26 modèles différents furent créés - ou de folie Cavrois à son
origine, sauvée in extremis par un classement monument historique d'office en
décembre 1990 contre l'avis et l'incurie de son propriétaire-promoteur qui
souhaitait la détruire et lotir le terrain ! Commencera ensuite une période
très sombre car ce dernier, ne voyant pas la conclusion favorable de ses
projets, laissera ce lieu péricliter, ouvert aux vandales et aux squatteurs. Au
bord de la ruine, l'État l'acquiert en 2001 ainsi qu'une partie du terrain.
Parc et intérieurs ont été restaurés par le CMN après une campagne du clos et
du couvert engagée par la direction des affaires culturelles du
Nord-Pas-de-Calais en 2003.
Coût de l'ensemble des travaux pour la sauvegarde de la
villa et son parc largement amputé mais conservant encore suffisamment
d'ampleur pour que le côté sud de la villa de 60 mètres de long, se reflète
dans le miroir d'eau de 72 mètres de long : 23 millions d'euros. Ce chantier
s'est déroulé sur 12 années de restitution, restauration, remise en état,
autant de qualificatifs usités par P.-H. Parsy - enfant du pays très au courant
des arcanes de la vie sociale de Croix et du secteur très privilégié de
Beaumont – pour un retour à l'état original du 5 juillet 1932, date de son
achèvement pour le mariage de Geneviève, fille de Jean Cavrois (1890-1965) et
de Lucie Vanoutryve (1891-1985). Comme le dernier feu d'artifice luxueux d'un
monde qui n'est plus le même après le krach de Wall Street en 1929 !
La voici aujourd'hui, dans son état de 1932, époque de
référence retenue avec le parti pris de la restitution des meubles intégrés
tels les buffets en poirier noirci de la salle à manger parentale.
Villa Cavrois à sa construction. Le vestibule © Robert
Mallet Stevens – ADAGP © Philippe Berthé - CMN
Très vite, dès le début de la restauration, les traces de
son état originel sont apparues. 80% des parquets en lames de bois de chêne,
zingana, acajou ou iroko sont d'époque ; la carrière de marbre vert de Suède,
d'où furent extraites les plaques du pavement et des murs de la salle à manger
des parents donnant une idée de vagues par ses veines grises striant le fond
vert, a été retrouvée. Des marbres blanc de Carrare et noir de Belgique dans le
vestibule d'entrée, du marbre jaune de Sienne pour le coin feu dans le
hall-salon ont été reposés.
« Une pièce de la villa [chambre des garçons au 1er étage,
aile Ouest] a été laissée dans l'état ravagé où cet édifice fut trouvé,
témoignant du travail véritablement archéologique effectué ici insiste Danièle
Déal, directrice de la conservation des monuments et des collections au CMN,
comme un écorché de la structure du bâtiment permettant de voir la conception
architecturale de cette demeure. ». Comme le précise P.-H. Parsy « cette
démarche de montrer comment ce lieu fut trouvé ne pourrait-elle pas se résumer
à la plaque de protection, les vis et la poignée de la porte qui sont d'origine
dans cette pièce alors que dans les autres, ces trois éléments sont modernes ?
». Une ossature de béton, deux murs de brique creuse avec un vide à
l'intérieur, les briques de parement à l'extérieur, la descente d'eau dans les
murs supprimant toute gouttière à l'extérieur, les gaines électriques
intégrées, tout ceci démontre le soin extrême d'attention aux détails porté par
l'architecte.
Même si les plans n'existent plus, les archives de
Mallet-Stevens ayant été détruites sur sa demande après sa mort, ils restent de
cette époque des photographies en blanc et noir publiées dans Une demeure 1934
et les archives du cabinet d'architecture Pierre Barbe qui était intervenu sur
la villa de 1947 à 1959 pour des adaptation et transformations intérieures
lorsque les fils Cavrois, Paul et Francis, y habitèrent avec leurs parents et
que des appartements y furent créés.
Restauration de la villa Cavrois. Le vestibule © Robert
Mallet Stevens – ADAGP © Jean-Luc Paillé - CMN
En 1925, Paul Cavrois décide de faire édifier une maison
pour sa famille de sept enfants, s'adressant à Jacques Gréber, architecte
parisien étant intervenu dans la région. Mais, découvrant lors de l'exposition
des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925, les quatre
arbres-sculptures cubistes imaginés par Robert Mallet-Stevens et réalisés par
les frères Martel, jardin édifié à côté du pavillon des Étoffes et Tissus
d'ameublement des industries textiles dans lequel les filatures Cavroix
exposent leurs produits, il décide de lui confier son projet d'habitation en
1929.
Qui est Mallet-Stevens ? Fils d'un expert en œuvres d'art,
petit-fils du critique et collectionneur belge Arthur Stevens. Neveu d'Adolphe
Stoclet pour lequel Josef Hoffmann, du mouvement artisitique de la Sécession
viennoise, édifia le mythique palais Stoclet à Bruxelles (1905-1911).
Lorsque Paul Cavrois le rencontre, ce n'est pas un inconnu.
Il a loti d'hôtels particuliers la rue Mallet-Stevens à Paris – dont son hôtel
et son agence jouxtant la maison-atelier des sculpteurs Joël et Jan Martel - ,
il vient de terminer en 1928 la villa de Charles et Marie-Laure de Noailles à
Hyères. Il a aussi réalisé la villa Auger-Prouvost à Ville d'Avrey pour une des
cousines de Lucie Cavrois en 1926 et, l'on imagine très bien celle-ci écoutant
sa parente évoquer le modernisme de cette habitation.
Manifestement cet architecte distingué a dû séduire
l'industriel en filature par la coupe impeccable de ses costumes. Contrairement
à un autre architecte d'actualité aujourd'hui, Mallet-Stevens n'a rien imposé,
ce projet a été partagé avec les Cavrois ayant le goût de la simplicité, une
sensibilité des belles choses et de l'artisanat, éléments autour desquels
l'architecte et cette famille se sont reconnus. « A Madame et Monsieur Cavrois
qui m'ont permis, grâce à leur clairvoyance, leur mépris de la routine, et leur
enthousiasme, de réaliser cette demeure. », Robert Mallet-Stevens, février
1934.
Il leur propose une maison avant-gardiste en terme de
chauffage, d'éclairage, avec de grandes baies vitrées, des fenêtres à
guillotine, des pendules dans toutes les pièces, les 80 mètres carrés de la
cuisine très hygiénique. Il leur vend un projet de modernité accepté pour « une
demeure pour un famille nombreuse. Demeure pour une famille vivant en 1934 :
air, lumière, travail, sport, hygiène, confort, économie. … Téléphone, heure
électrique, TSF, chauffage central avec thermostat, ascenseur procurent un
confort agréable. Matériaux simple mis en œuvre avec un grand souci d'économie...
» comme le revendiquera l'architecte. Pas de paraître mais la discrète
connivence associant luxe et sobriété, « un goût presque protestant ce que ne
sont pas les Cavrois » rappelle P.- H. Parsy.
Villa Cavrois restaurée. L'office © Robert Mallet Stevens –
ADAGP © Didier Plowy - CMN
Toits terrasses pour une non perdition de l'espace, immenses
baies, travail sur la lumière, Mallet-Stevens maîtrise tout de A à Z, non
seulement le projet architectural mais aussi le mode de vie, le mobilier et le
contexte paysager. Même les vis des meubles de cuisine : n'exigeait-il pas que
les gorges de celles-ci soient présentées verticalement ce que l'on peut vérifier
dans l'office aux placards d'origine. Ce dont se souvient un de ses petits-fils
revoyant son grand-père, un tournevis à la main, repositionnant les têtes.
Villa Cavrois restaurée. La salle à manger des enfants ©
Robert Mallet Stevens – ADAGP © Daniel Plowy - CMN
L'arrivée à la villa se fait non de face mais du coin de la
rue, comme une approche en mouvement et dynamique, glissant le long de la
façade. Tel un effet de comparer cette demeure à un paquebot par cette venue
côté nord, celui de la circulation, de la modernité. Un effet cinématographique
pour cet architecte ayant créé les décors de cinéma de L'Inhumaine et Le
Vertige de Marcel L'Herbier. Alors que le côté sud est celui de la théâtralité
et de la fixité dont l'on se rend compte en se plaçant au fond du parc, face à
la grande pièce d'eau si classique dans les jardins du XVIIe siècle.
Puis un effet entonnoir commençant par l'auvent gigantesque
prolongé par le vestibule de marbre blanc, aux contre-marches de marbre noir,
qui donne face aux plus petites portes de la villa, portes coulissantes noires,
qui telles un écran vont s'ouvrir sur la pièce la plus spectaculaire, le
salon-hall à l'immense baie vitrée prenant toute la hauteur. Tout un jeu entre
obscurité et lumière, comme un film en séquences, dans une esthétique de noir
et de blanc relevée par les appliques de Jacques le Chevalier et René Koechlin
propices aux ombres abstraites.
Aucun éclairage visible dans ce salon qui servait le soir
pour les réceptions, uniquement un rail lumineux au plafond et un éclairage
dans le coin en arrondi de la cheminée en marbre de Sienne avec la Loutre en
pierre de J. Martel à l'origine. Luxe austère et second rideau qui se lève ou
plutôt portes qui coulissent dans leur ouverture sur la salle à manger, pour un
grand dîner dans cette pièce au dispositif d'éclairage indirect restitué, mis
au point par André Salomon. Ne manque plus qu'un bouquet de pois de senteur sur
la desserte pour un effet de couleur !
Aucun tableau sur les murs de cette demeure. Dans la salle à
manger des enfants, le bas-relief des frères Martel disparu a été réinterprété
par Jean-Sylvain Bieth, après accord des héritiers des sculpteurs, dans un respect
des dimensions et des formes. Parquet en zingana d'origine. La table en placage
de zingana au piètement à claire-voie reposant sur une base plaquée de feuilles
d'aluminium et les six chaises aux assises et dossiers plaqués de zingana,
montants et piétements en sycomore ont été rachetées en juin 2012 chez
Sotheby's Paris. Les parois des murs ont retrouvé un nouveau placage en zingana
dont les veines correspondent parfaitement aux dossiers des chaises. Toujours
le détail parfait.
Autres pièces du bas : les deux chambres des jeunes hommes
dont l'une aux peintures murales et au mobilier très De Stijl, le bureau de M.
Cavrois et le fumoir arrondi à la petite fenêtre, banquette de cuir rouge,
plafond très bas, comme un cocon. Au premier la chambre des parents et leur
immense salle de bain de marbre blanc au cadran du pèse-personne intégré dans
le mur, les chambres des enfants et de la gouvernante. Au deuxième, l'immense
salle de jeux des enfants aux murs rouge, soubassements de plaques métalliques
- heureuse idée de protéger les murs et les contre-marches - s'ouvre sur la
terrasse.
Cuisine à l'aspect clinique aux carreaux de faïence sur
toute la hauteur, sol de carreaux noir et blanc (qui deviendra plus tard la
signature d'Andrée Putman qui rééditera une chaise de Mallet-Stevens), hotte
d'origine, meubles d'origine dans l'office. Au sous-sol la buanderie, le
séchoir chauffé au gaz, avec sa table de repassage, la cave à vins, à vins fins
et vins très fins. Détail de la finition ici aussi. Le garage, immense.
Toute la théâtralisation de cette demeure se perçoit depuis
le fond du jardin. Avec le belvédère, sans doute une allusion au fait que
Mallet-Stevens fut aviateur pendant la guerre, tel une tour de contrôle, le
miroir d'eau comme une piste d'atterrissage, et les buis taillés renvoyant aux
sémaphores éclairant cette piste d'eau, dans un jardin sculpté en pente, avec
le grand escalier central, élément si typique de l'architecture classique du
XVIIe siècle.
Merveilleuse villa Cavrois.... qui faillit disparaître.
Gilles Kraemer
Centre des monuments nationaux Villa Cavrois
60, avenue John-Fitzgerald Kennedy – 59170 Croix
Tél. 03 20 73 47 12
Étude très approfondie et bien illustrée : La restauration
des intérieurs de la Villa Cavrois, Croix, par Michel Goutal et Béatrice
Gransard dans Semestriel 2, décembre 2014, revue Monumental, publication du
CMN, Éditions du patrimoine. Prix 30 euros.
site de la villa : www.villa-cavrois.fr
histoire de la villa : www.villacavrois.blogspot.fr
histoire de son mobilier vendu aux enchères : www6.nordnet.fr/mallet-stevens/3ventes.htm
site consacré à l'architecte : www.malletstevens.com
Pour vous y rendre : 20 minutes depuis la gare Lille
Flandres, tramway direction Euroteleport (Roubaix), arrêt Villa Cavrois.