L'Architecture d'Aujourd'hui - Décembre 1978

Cet article, de 4 pages, paru dans la revue n° 200 de l'Architecture d'Aujourd'hui en décembre 1978, reprend des extraits d'une précédente parution en 1932, dans le n° 8 avec des clichés d'Albin Salaün.

Le titre comporte une faute d'orthographe dans le nom du commanditaire (Cavroix), assez fréquente, avec la même consonance finale que la ville de Croix.




La villa à Croix, réalisée par Robert Mallet-Stevens en 1931-32, est l'exemple le plus tardif de ce qui constitue, dans son œuvre, « les villas à la campagne». C'est par ce type particulier de maison qu'il avait débuté en 1923-24 sa carrière de constructeur - il était architecte diplômé de l'École Spéciale d'Architecture depuis 1910 - avec deux importantes commandes, la villa du Vicomte de Noailles à Hyères et le château de Mézy pour Paul Poiret.


Ces trois bâtiments ont en effet des points communs dans leur programme et leur composition qui les distinguent nettement du reste de l'œuvre de Mallet-Stevens, et en particulier de l'ensemble le plus connu, la rue Mallet-Stevens à Paris.

 

La commande

 

La villa à Croix, comme ses sœurs de Mézy et de Hyères, est avant tout le fruit du mécénat artistique de ces années. M. Cavroix faisait partie de ces mécènes pouvant facilement investir dans la construction de leur résidence principale. Possédant un très grand terrain près de Roubaix, il fit appel à Mallet-Stevens, alors assez connu en France après l'exposition des Arts Décoratifs de 1925 et l'inauguration de la rue qui porte son nom.


Le Nord était pour lui une contrée familière. D'origine flamande par sa mère, il écrivit en 1911 quelques articles sur l'art de l'architecture dans des revues belges, séjourna chez son oncle Stoclet dans le palais construit par Hoffmann à Bruxelles et, plus tard, fut nommé enseignant à Lille. Il effectua en 1930 un voyage en Hollande où il apprécia les réalisations de Dudok, un autre admirateur de Wright. Croix est sans doute le bâtiment de Mallet-Stevens qui évoque le plus les œuvres de l'architecte hollandais et du maître américain qui allait bientôt réaliser une de ses œuvres majeures la « Falling Water House ».


L'emploi de la brique, mais surtout l'utilisation plus systématique de longues terrasses surmontées d'auvents, dénotent ces influences.


Par l'importance du programme et le soin apporté à sa réalisation, la villa à Croix possède, 25 ans plus tard, l'ampleur du palais Stoclet, et ce malgré la récession économique qui frappait la France à cette époque. Si le caractère exceptionnel de la commande est fréquent dans la carrière de l'architecte parisien, la rue Mallet-Stevens en est un exemple marquant, jamais un tel volume de travaux ne relevait d'un seul client.


Ce fut pour Mallet-Stevens l'occasion de faire le point de dix années de pratique, les plus riches de sa brève carrière d'architecte. Il fit de cette villa une maison témoin à l'occasion d'une publication pour l'Architecture d'Aujourd'hui en 1932.

 

Le programme

 

Voici la présentation qu'il fait de la villa dans cette revue :

« Demeure pour une famille nombreuse. Demeure pour une famille vivant en 1934 : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie.

Tel était le programme.

 

Réalisation: grandes baies au midi pouvant s'ouvrir largement. Grandes surfaces vitrées donnant le maximum de clarté. Éclairage indirect puissant pour la nuit. Bureau, salles d'études permettant de travailler dans le calme.


Salle de jeux, grande piscine extérieure pour nager et plonger. Nombreuses salles de bains, surfaces lavables, nettoyage par le vide, ventilation de tous les locaux suivant une hygiène complète. Téléphone, heure électrique, T.S.F., chauffage central avec thermostat, ascenseur, procurent un confort agréable. Matériaux simples mis en œuvre avec un grand souci d'économie.


C'est ainsi que fut exécuté le programme.

 

Nous allons passer en revue la description de la maison et nous nous ferons un devoir de signaler les noms des collaborateurs qui nous ont permis de mener à bien cette construction. Publicité ? Pourquoi pas ?


N'est-il pas normal qu'on sache qui a réalisé telle ou telle partie de l'édifice !

N'est-il pas juste que celui qui apporte sa collaboration ne conserve pas l'anonymat ?


Toute l'ossature de la maison est entièrement construite en béton armé, planchers, poteaux, radier (Auger et Bonnet, constructeurs), la maçonnerie se compose, pour les murs extérieurs, d'une double paroi de briques creuses et de briques pleines (Léon Planquart, entrepreneur). Extérieurement, la maison entière, les murs, les escaliers, la piscine, etc..., sont recouverts de plaquettes de briques beiges (Bonzel, fabricant de briques). Ces plaquettes, suivant les différentes parties à habiller, toutes de même couleur, sont de formes différentes; il a fallu mouler des plaquettes de 26 modèles différents. La mise en place par le maçon fut très difficile, les joints horizontaux, seuls marqués, devant se poursuivre tout autour de la maison, sur des longueurs allant jusqu'à 200 mètres. Toutes les baies, tous les décrochements, les saillies, les retraits, toutes les différences de niveaux, les escaliers, etc.., étaient dessinés pour avoir des dimensions, multiples exacts d'une plaquette et ceci, en hauteur comme en largeur; c'est dire la précision avec laquelle ces plaquettes durent être exécutées et mises en œuvres. »

 

A la manière de ce revêtement extérieur très soigné, l'intérieur fait preuve d'une grande retenue. Les matériaux essentiels sont le marbre et la mosaïque de bois (teck, chêne ou acajou) pour les sols alors que les menuiseries sont en chêne et les murs simplement peints. L'installation électrique, une des préoccupations favorites de Mallet-Stevens, qui construisit en 1937 le pavillon de la lumière, a fait l'objet d'une recherche particulière en collaboration avec l'ingénieur André Salomon : l'éclairage est indirect dans toutes les pièces principales et les appareils ménagers sont tous électriques, de l'ascenseur, dont la cabine est de Jean Prouvé, jusqu'à la glacière.


La décoration intérieure, le mobilier, ont été entièrement étudiés par l'architecte et ses collaborateurs, ainsi que l'ensemble des espaces extérieurs, la piscine au pied de la maison et le jardin avec son miroir d'eau d'une centaine de mètres de long.

 

La composition

 

Comme les autres villas à la campagne, la maison de Croix trouve son point d'ancrage dans le paysage qui lui imprime une linéarité selon une orientation privilégiée. Cette volonté de se soumettre au lieu, et peut-être aussi de satisfaire à un art de vivre à la campagne, ne lui donne pas la qualité conceptuelle de la villa Savoye construite par Le Corbusier peu de temps avant, notamment sur la double articulation entre l'intérieur et l'extérieur.


Les fonctions se juxtaposent le long d'un axe de distribution unique, au rez-de-chaussée comme au premier étage. Les pièces de réception, les services, les chambres se succèdent à partir du hall qui est le centre de la composition dont la symétrie rigoureuse est nuancée par la présence de la tour et les décrochements irréguliers des terrasses. La mise en ligne des éléments fonctionnels de la maison détermine leur lisibilité dans la façade qui exprime clairement les hiérarchies internes.


Cette simplicité de la composition est le propre d'une villa à la campagne pour laquelle le terrain n'est pas compté. Dans ses villas et immeubles urbains, Mallet-Stevens saura modifier son approche. Les volumes sont alors plus ramassés, les hiérarchies plus complexes. Malgré l'unité de son langage architectural, Mallet-Stevens produit des réponses formelles diversifiées qui recoupent la séparation villa/campagne. C'est dans ce cadre qu'il faut considérer la villa à Croix comme l'aboutissement de ses recherches sur la maison et l'expression la plus claire de ses conceptions architecturales.

 

Dominique Deshoulières

Hubert Jeanneau