Conférence de Robert Mallet-Stevens
et Georges Huisman
Publiée dans Conférancia
n° 22 du 5 novembre 1931 pages 482 à 498
Directrice Fondatrice : Yvonne Sarcey
5 rue La Bruyère Paris IXe
Document issu de la collection de Jacques Desbarbieux
n° 22 du 5 novembre 1931 pages 482 à 498
Directrice Fondatrice : Yvonne Sarcey
5 rue La Bruyère Paris IXe
Document issu de la collection de Jacques Desbarbieux
" O Femme, qui donc es-tu ?
Dans cette conférence, M. Mallet-Stevens, le célèbre architecte moderne, et l'éminent historien et critique d'art M. Huisman ont en pleine liberté exprimé leur opinion sur le modernisme en art. Leur controverse obtient un éclatant succès. Tour à tour, le public applaudit, rit, proteste, approuve, s'exclame ; des « oh! » de surprise ou de joie se font entendre. C'est l'honneur de ces Instantanés Modernes qu'ils expriment avec force les goûts et les tendances actuels.
M. GEORGES HUISMAN
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
M. GEORGES HUISMAN
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
IMAGINEZ UN INSTANT, si vous le voulez bien, qu'au lieu d'avoir devant vous un architecte et un historien d'art vous braquiez vos regards sur deux avocats ayant revêtu la toge classique. Vous êtes le jury — et quel jury redoutable ! — et nous, nous sommes deux avocats désignés d'office, tout à fait d'office, qui allons tenter devant vous un très délicat plaidoyer.
Ne vous imaginez pas un instant que nous tenions un langage
révolutionnaire. Nous ne sommes révolutionnaires ni l'un ni l'autre ; en
parlant un tel langage, nous défendons tout simplement — et vous défendez avec
nous — la beauté et la liberté de l'art. Car, il ne faut pas vous y tromper,
les grandes époques artistiques, ce sont celles qui ont été originales, ce
sont celles qui ont su créer dans tous les domaines, en brisant résolument les
chaînes, ces chaînes pesantes qui attachent le présent au passé. Vous êtes
évidemment sceptiques. Eh bien, voici quelques exemples, espérons-le, péremptoires.
Remontons au déluge, ou même, pour une fois, bien avant le
déluge. Quand les habitants des cavernes entreprirent de décorer leurs
intérieurs, est-ce qu'ils se sont laissé influencer par les enseignements de
leurs pères, les hommes, ou par les enseignements de leurs lointains « aïeux »,
les singes ? En aucune manière, car ces habitants des cavernes étaient de
A la question que Mme Yvonne Sarcey « Et ta
maison, que sera-t-elle ? » nous répondons, de toute la force de nos
convictions et, en secouant, pour mieux vous convaincre, nos larges manches de
serge noire, nous vous disons :
— Ta maison (pardon, votre maison !), elle sera la maison de
1931, voire de 1935 ; mais elle ne sera ni celle de 1900, ni celle de 1800.
Aucune d'entre vous, mesdemoiselles, éprouve-t-elle jamais
la tentation de jouer au tennis, au golf, de danser, de se rendre aux
conférences de l'Université des Annales, en s'habillant exactement comme
étaient vêtues vos arrière-grand'mères ?
Versez-vous jamais des larmes amères en relisant les
évocations d'Henri Béraud et en songeant à l'heureuse époque, trop tôt
disparue, des épingles à cheveux, des bottines à boutons, des crinolines, des
lampes à pétrole, des corsets-cuirasses, des omnibus à trois chevaux et des
bigoudis ?
Eprouvez-vous quelque tristesse en songeant qu'au lieu
d'être de fidèles auditrices de l'Université des Annales vous auriez pu, pen sionnaires zélées de Saint-Cyr, au temps du
grand roi, répéter les chœurs d'Esther en présence de Racine ?
N'allez pas en conclure un instant que nous vous proposons de retourner à l'âge des cavernes. Aux plaisirs des cavernes, vous préférez évidemment les joies du camping. Mais, si vous comparez l'art décoratif de Louis-Philippe à l'art décoratif des cavernes, vous serez bien forcés de convenir que ce n'est pas Louis-Philippe le vainqueur.
Eh bien, vous aimez franchement notre époque, et nous aussi.
Alors, nous serons vite d'accord et vous direz, avec nous :
— Vive notre temps, avec ses qualités, ses imperfections,
ses beautés et ses tristesses ! Vivent (sic) l'architecture et les arts
décoratifs de 1931, que les artistes créent chaque jour sous nos yeux, et à bas
les copies, à bas les pastiches, à bas les répétitions éternelles, les formules
surannées, les poncifs rococo et les lieux communs ressassés depuis des siècles
!
Ne vous imaginez pas un instant que nous tenions un langage
révolutionnaire. Nous ne sommes révolutionnaires ni l'un ni l'autre ; en
parlant un tel langage, nous défendons tout simplement — et vous défendez avec
nous — la beauté et la liberté de l'art. Car, il ne faut pas vous y tromper,
les grandes époques artistiques, ce sont celles qui ont été originales, ce sont
celles qui ont su créer dans tous les do¬maines, en brisant résolument les
chaînes, ces chaînes pesantes qui attachent le présent au passé. Vous êtes
évidemment sceptiques. Eh bien, voici quelques exemples, espérons-le,
péremptoires.
Remontons au déluge, ou même, pour une fois, bien avant le
déluge. Quand les habitants des cavernes entreprirent de décorer leurs
intérieurs, est-ce qu'ils se sont laissé influencer par les enseignements de
leurs pères, les hommes, ou par les enseignements de leurs lointains « aïeux »,
les singes ? En aucune manière, car ces habitants des cavernes étaient de véritables créateurs. Pour le plaisir des yeux, pour
satisfaire à des instincts religieux, pour rendre leur retraite joyeuse et
belle, tandis que les animaux féroces rôdaient encore aux alentours, les hommes
des cavernes ont offert à l'admiration de leurs épouses, des amis et de la
marmaille, des animaux peints ou
sculptés que Géricault, Jouve et Pompon n'ont jamais dépassés.
N'allez pas en conclure un instant que nous vous proposons de retourner à l'âge des cavernes. Aux plaisirs des cavernes, vous préférez évidemment les joies du camping. Mais, si vous comparez l'art décoratif de Louis-Philippe à l'art décoratif des cavernes, vous serez bien forcés de convenir que ce n'est pas Louis-Philippe le vainqueur.
Sautons encore à travers les siècles. Pourquoi, lorsque les
archéologues et les touristes débarquent en Crète, à Grosse, pourquoi éprouvent-ils
tant d'admiration pour les vestiges de l'art crétois qui florissaient aux
environs du XXe siècle avant notre ère ? C'est encore pour une raison fort
simple. Les architectes et les décorateurs de la Crète ancienne n'ont jamais
manqué d'y construire des maisons agréables et confortables. Les immeubles à
étages de Cnosse, au temps du roi Minos et de Pasiphaé, avaient le
tout-à-l'égout, le chauffage central : ils étaient infiniment plus habitables
que les maisons d'Athènes au temps de Périclès. Et, sur les murs de ces
demeures, des décorateurs complètement inconnus ont représenté des scènes de
la vie quotidienne, des courses d'animaux, des jeunes femmes à l'œil mutin et
vif, si charmantes et si séduisantes que la plus jolie d'entre elles a été surnommée « la Parisienne
» par les terrassiers qui participèrent aux fouilles. Le confort, la vie, voilà
ce qu'il y a dans l'art crétois. Ce sont les principes indispensables de
l'architecte et du décorateur qui veulent être utiles à leurs contemporains.
Encore une enjambée, si vous le voulez bien ; sautons à
travers quelques siècles et ouvrons L'Odyssée. Vous ne nous direz certes pas que nous invoquons des arguments
révolutionnaires, si nous cherchons nos textes dans les poèmes homériques ! Eh
bien, quand Ulysse et Pénélope se marient, quand ils veulent monter leur
ménage, Ulysse se garde de confier à un ouvrier quelconque, ou à un tapissier
à façon, le soin de fabriquer le lit nuptial. Cet homme ingénieux n'aimait ni
le tout fait ni la création en série, et il imagina son lit suivant une recette
que nous pourrions recommander aujourd'hui à beaucoup de mariés ayant à souffrir
de la crise du logement. Il y avait, dans la cour de la maison d'Ulysse, un
olivier au large feuillage verdoyant et plus épais qu'une colonne (je vous cite
L'Odyssée). Absolument seul, sans le concours d'aucune main mercenaire,
Ulysse construisit sa chambre nuptiale, tout autour de l'olivier, avec de
lourdes pierres qu'il flanqua d'un toit et d'une grande porte ; après quoi, il
coupa les branches de l'olivier, il en polit soigneusement le tronc, dont il
fit la base du lit orné d'or, d'argent et d'ivoire. Et (je vous cite encore
L'Odyssée) « la peau pourprée et splendide d'un bœuf tendu par-dessus le tronc
d'olivier » acheva de constituer ce singulier lit nuptial. C'est ce que nous
pourrions appeler de l'ouvrage bien fait. A ceux qui se contentent aujourd'hui de
mobilier en série, nous recommandons la conception chère à l'astucieux Ulysse,
car c'est la formule originale, unique, d'un ameublement vraiment moderne.
Niais, malheureusement, nous ne pouvons plus recommander aux jeunes mariés
d'aller se promener dans les bois d'Ithaque pour y couper les rameaux
d'olivier, et l'habileté manuelle des jeunes gens n'est plus celle d'Ulysse.
Alors, cherchons encore quelques exemples : encore quelques
tours de roue à travers d'autres siècles.
Les femmes du Moyen Age français savaient se composer des
intérieurs tout à fait admirables. Elles avaient des meubles de bois
délicatement sculpté qui s'alliaient à des étoffes d'Orient rapportées des
Croisades ou des pèlerinages en Terre Sainte. L'ensemble formait une étrange
symphonie, vibrante, ultra-moderne, aux tons rouges et bleus, qui faisaient
mieux ressortir la blancheur des vêtements. Ces lointaines aïeules n'avaient
pas besoin des conseils de leur mari pour exceller dans la composition d'un
intérieur, et chaque génération avait exactement son art décoratif. C'est
l'idéal même que nous vous proposons, et nous regrettons infiniment qu'Iseult
n'ait jamais pu aménager l'intérieur qu'elle rêvait pour Tristan.
Nous arrivons enfin à des temps plus modernes.
L'art du XVIIe siècle, c'est évidemment Louis XIV ; mais
qu'est-ce que Louis XIV aurait pu faire si les femmes avaient été opposées à
ses conceptions décoratives ? Or, ce qui fait vraiment la grandeur de l'art
classique, c'est qu'il sut convertir aux goûts du roi toutes celles qui
hantaient Versailles. Toutes les femmes qui se trouvaient là, les reines de la
main droite ou de la main gauche, les princesses, les duchesses, les
marquises, ont transformé leurs palais ou leurs hôtels en suivant aveuglément
les desseins du maître et les principes de ses artistes. Cet art du siècle de
Louis XIV, fait d'un équilibre constant entre l'architecture, la peinture, la
sculpture, l'art décoratif, nous le devons à la collaboration totale du roi,
des courtisans et des femmes de l'époque.
Heureuse et rare époque, où les hommes et les femmes avaient
exactement les mêmes préoccupations artistiques ! Heureuse et délicate époque
aussi, où, grâce à l'or qui coulait à flots, Mlle de La Vallière pouvait changer
de meubles suivant les saisons et faire disposer tour à tour, dans ses salons, un mobilier d'automne,
d'hiver, de printemps et d'été.
Aujourd'hui, en fait de décoration d'été, vous savez que
nous nous contentons de nous adresser au tapissier, qui enlève les tapis des
appartements et des escaliers. Convenez que, là aussi, nous n'avons pas lieu
d'être bien fiers !
En somme, pourquoi notre tempe n'a-t-il pas réalisé encore
des progrès décisifs dans le domaine de la décoration intérieure, dans le
domaine de l'architecture et de l'art décoratif ? La faute en est, sans nul
doute, à ce stupide XIXe siècle, qui a mis à la mode le pastiche, le plagiat et
qui, le romantisme venant à la rescousse, nous a enseigné que notre premier
devoir était de conserver dans nos intérieurs tous les meubles qui avaient
fait les délices des générations précédentes. C'est une pitoyable erreur.
Quand une jolie femme, contemporaine de Louis XV, installait
sa maison, elle commençait par exiler dans les combles les meubles dont elle
ne voulait plus et elle se meublait exclusivement en Louis XV. Quand, au
couchant de la monarchie, une petite marquise voulait décorer sa maison du
faubourg Saint-Germain ou de la rue Saint-Honoré, elle n'acceptait que les
meubles Louis XVI.
Mais, au XIXe siècle, quand l'impératrice Eugénie a voulu se
créer, au château de Compiègne, un boudoir qui fût digne d'elle, elle y a
accumulé des sièges Louis XV, Louis XVI, Louis-Philippe, des consoles et des
crédences premier Empire, des armoires chinoises, des tables japonaises, des
bahuts Renaissance et ces épouvantables canapés ou poufs second Empire, rutilants et capitonnés. Bien plus,
l'impératrice Eugénie avait fait disposer tout ce mobilier hétéroclite dans un
désordre voulu, et, de peur que quelque femme de chambre d'un goût plus sûr ne
tentât de classer les meubles par siècle ou par époque, elle avait fait tracer,
sur le plancher, des marques à la craie pour retrouver la place exacte de
chacun de ces meubles.
Les femmes du second Empire avaient donc oublié à jamais la
leçon de Mlle de La Vallière ou de Mme de Pompadour. Au XIXe siècle,
l'art décoratif est l'entassement, la surabondance, et quand, dans ce siècle
d'abomination, un romancier célèbre peint le boudoir d'une jolie femme, d'une
reine de Paris, écoutez, je vous prie, ce qu'il propose à l'admiration de ses
lecteurs :
« A côté de la chambre, le petit salon offre un pêle-mêle amusant d'un art exquis ; contre la tenture de
soie rose pâle, — un rose turc fané, broché de fils d'or, — se détachaient un
monde d'objets de tous les pays et de tous les styles, des cabinets italiens,
des coffres espagnols et portugais, des pagodes chinoises, va paravent japonais
d'un fini précieux, puis des faïences, des bronzes, des soies brodées, des tapisseries au petit point, tandis que des fauteuils
larges comme des lits et des canapés profonds comme des alcôves mettaient là
une paresse molle, une vie somnolente de sérail (ne). La pièce gardait le ton
du vieil or fondu de vert et de rouge... »
Un ameublement cossu d'autrefois |
Cette description éminemment artistique, nous l'avons tirée
de l'œuvre d'Emile Zola, et elle se trouve dans Nana. C'est ainsi qu'un de nos
romanciers les plus fameux se représentait le petit salon dans lequel évoluait
une des plus jolies femmes de Paris.
Voulez-vous quelque chose de plus artistique encore ?
Je vous demande de vouloir bien savourer mot par mot la
description de cette salle de billard, très parisienne elle aussi, mais
troisième République :
« La salle de billard est de style hindou. De magnifiques
panoplies réunissent les boucliers damasquinés des rajahs, les cimeterres
mahrattes, les casques à
bavolet de mailles d'acier, à nasal niellé d'or des chefs afghans et les longues lances ornées de queues de juments blanches des cavaliers de Kaboul. Les murailles sont peintes d'après les dessins rapportés de Lahore. Les panneaux des portes ont été décorés par Gérome. Le grand artiste y a peint des bayadères aux écharpes tournoyantes et des jongleurs lançant des poignards éclatants. De larges divans bas, recouverts avec de
rugueuses et brillantes étoffes d'Orient, entourent le billard. La suspension
au gaz, de forme entièrement originale, est exactement la reproduction en
argent brun d'un Vichnou, et du nombril du dieu pend une feuille de lotus faite
d'émeraudes et chacun de ses bras sou¬tient une lampe en forme de pagode
indienne de laquelle jaillit la lumière. »
Avouez que vous n'avez jamais rêvé, pour votre intérieur,
d'un appareil d'éclairage inspiré du nombril de Vichnou ! Et il est certain
que, après ce texte, il faut renoncer à chercher des documents esthétiques plus
épouvantables.
Vous avez sans doute deviné l'origine de cette page
littéraire : elle est empruntée à Serge Panine, le roman fameux de Georges
Ohnet, qui fut tiré à plus de deux cent mille exemplaires. On frémit en
songeant à tous ceux et à toutes celles que ces descriptions artis¬tiques ont
intoxiqués !
Et cette salle de billard légitime pleinement la création, à Paris, d'un Musée des Horreurs, où seraient
exposés, au mépris des foules mais sous le contrôle d'un jury implacable, les
meubles, les objets et les ustensiles les plus hideux conçus par l'aberration
de faux artistes en délire.
Eh bien, mesdemoiselles, en toute franchise, si vous trouvez
quelque poésie dans le boudoir de Nana, dans la salle de billard de Serge
Panine, si vous voulez faire mettre l'électricité dans un nombril de Vichnou,
il vaut mieux que nous nous en allions tout de suite, Mallet-Stevens et moi.
Mais, si vous estimez qu'en 1931 il y a mieux à faire, alors nous vous
demanderons la permission de continuer cette plaidoirie.
M. MALLET-STEVENS
Nous sommes ici pour défendre l'architecture et la
décoration modernes. Quels crimes ont-elles commis ? Que leur reproche-t-on ? «
Leur innocence ! » diront les méchantes langues. Mais non, le plus grave
reproche qu'on leur adresse, c'est d'être « modernes ». Ce qui choque, ce n'est
ni l'air, ni la lumière, ni le confort, véritables bases de l'architecture et
de la décoration nouvelles ; ce qui choque, c'est la nouveauté elle-même. En
France, on a une frayeur irraisonnée de ce qui est nouveau et l'on préfère
attendre la consécration d'une œuvre par l'étranger pour être bien sûr de ne
pas se tromper. « Pour les artistes, disait Dumas fils, le pays étranger, c'est
la postérité contemporaine. »
D'ailleurs, l'époque à laquelle on vit n'est-elle pas
toujours la plus ingrate, la plus critiquable ? N'a-t-on pas toujours vanté
les charmes du bon vieux temps ? (On l'appelle invariablement « bon », on ne
dit jamais le « bon temps présent ».) L'homme vit d'espoir en l'avenir et de
regrets du passé ; « l'espérance et le souvenir ont le même prisme :
l'éloignement ». Le présent est comme les absents, il a toujours tort ! Nous
nous attendrissons en songeant au postillon d'hier qui mettait plusieurs jours
pour remettre une lettre, nous rêvons avec admiration à la télévision sans fil
de demain, pendant qu'aujourd'hui nous pestons au téléphone. Il en est de même
pour la maison : nous la jugeons sévèrement, pour la seule raison qu'elle est
contemporaine. Soyons plus indulgents pour nos œuvres, pour nous, nous du temps
présent, qui vivons à une époque que, bien vite, nos petits-enfants appelleront
le bon vieux temps !
Ce défaitisme de l'actualité est pratiqué par des gens qui
saisissent mal le sens du progrès. Nos maisons doivent s'élever intimement
liées au progrès, dont
elles doivent être la conséquence.
La maison a toujours été moderne, et, à toutes les époques,
tout en se lamentant sur le temps présent, on bâtissait une maison moderne.
L'antiquaille, le goût des collections, le pastiche, comme vous le disait Huisman,
sont des inventions du XIXe siècle. La maison, au XIXe siècle, ne fut pas
moderne, elle fut un mélange de classique, de gothique, d'Empire, un ramassis
de tous les styles, et, quand Sully Prudhomme a écrit :
Je n'aime pas les maisons neuves,
Leur visage est indiffèrent,
il jugeait très bien.
Si nous faisons exception pour le XIXe siècle, nous
constatons que, de tout temps, an fut toujours moderne. Sur les gravures, les
estampes, les tableaux, documents précieux à consulter, représentant un intérieur
d'une époque définie, il est très rare de trouver des ornements, des meubles ou
des bibelots d'une époque antérieure. Un intérieur du XVIIIe siècle est, en
général, entièrement composé d'éléments du XVIIIe et ainsi pour tous les temps.
Mme de Pompadour dans un boudoir Renaissance ? Bonaparte dans un cabinet
Régence ? On croirait découvrir un anachronisme, et pourtant je suis sûr que,
si l'on publiait une série de photographies sur le logis de M. Doumergue, il y
aurait quelques réminiscences du style cher à son prédécesseur Napoléon III.
Jadis, on achetait des meubles modernes, on renouvelait son
intérieur ; on n'avait pas, comme aujourd'hui, le culte exagéré du souvenir
qui, il faut le reconnaître, n'évoque souvent rien. Le Français est devenu
conservateur ; il a des armoires remplies à craquer d'objets inutiles, qu'il
n'ose donner, car ils ne feraient plaisir à personne, et qu'il se garderait de
jeter parce qu'ils ont coûté quelque chose. Après la mort du comte de
Montesquiou, qui était un homme d'ordre et un homme d'esprit, on a trouvé dans
un tiroir une botte contenant de très courts morceaux de ficelle ; sur la
boîte, une étiquette portait cette mention : « Petits bouts de ficelle ne
pouvant servir à rien. »
Dans bien des maisons, on conserve ainsi des meubles ou des
bibelots semblables aux petits bouts de ficelle du comte de Montesquiou. Et
croyez-vous que, réellement, ce soit le souvenir d'une grand tante qu'on n'a
jamais connue qui rende indispensable rattachement à un fauteuil sans intérêt ;
qu'elle s'y soit assise
inconfortablement, c'est certain,
mais est-ce une raison suffisante pour ne pas se défaire de ce
meuble, pas très joli et d'une utilité relative ?
Il y en a bien peu, parmi nous, qui ayant, je suppose, une
paire de boutons de manchettes sans valeur, s'ils en perdent un, ne conservent
pas l'autre ! Ce n'est pas avec le secret espoir de retrouver l'objet perdu, bien moins encore avec le désir de le faire copier, ce qui serait beaucoup plus onéreux que l'achat d'une paire neuve ; non, nous l'enfouissons pour toujours dans un tiroir, bien décidés à ne l'en sortir jamais ; mais on ne jette pas un objet, même déparié, quand la paire a coûté cent francs ; on croirait abandonner cinquante francs à la rue !
Salon moderne par Pierre Chareau |
Il en est de même pour les meubles ; à notre époque, on se cramponne à son ameublement, et puis on croit toujours avoir « fait une affaire » chez l'antiquaire ; on se croit toujours plus malin que le monsieur dont c'est la profession de vendre des vieux meubles. Vous êtes si fier de dire à un invité « qui s'y connaît » :
— Vous voyez ce fauteuil, combien : l'estimez-vous ?
L'invité, aimable, déclare toujours un prix, ridiculement
élevé, car il sait d'avance Votre joie quand vous lui annoncerez d'un air
entendu que vous l'avez payé beaucoup moins cher. Alors, vous pensez, un
meuble que vos amis estiment un bon prix et que vous avez acquis pour presque
rien, en « roulant » l'antiquaire, ça se garde ! Ce n'est pas seulement
l'artiste qui a su dénicher une merveille qui vous fait aimer le meuble, c'est
le commerçant qui se révèle en vous, c'est le petit je ne sais quoi, assez
flatteur, qui fait de vous un homme d'affaires.
Avant-guerre, l'antiquaire, pour effrayer sa clientèle,
traitait tout ce qui était moderne d' « allemand » et, plus spécialement, de «
munichois ». Et grand nombre de gens, comme s'ils prévoyaient le cataclysme, se
retournaient vers un XVIIIe siècle plus « français », leur disait-on. Car le
XVIIIe, inspiré de la Grèce et surtout de Rome, le style dit « classique » est
français. C'est une victoire rétrospective du fascisme.
Actuellement,
l'épouvantai! a changé : depuis la guerre, les Munichois ne sont plus à craindre ;
l'architecture moderne, la décoration moderne, sont la représentation
artistique des Soviets dans ce qu'ils ont de plus dramatique. « Art bolchevik
», entendons-nous constamment ; l'art moderne évoque le couteau entre les
dents. Messieurs les passéistes ont peu d'imagination ! Ce n'est pas avec de
tels épouvantails qu'on arrête une force en marche comme l'architecture et la
décoration modernes !
Décrivons par exemple une salle de bains. La salle de bains moderne est une pièce blanche, claire ; les murs sont en faïence blanche ; la baignoire, encastrée ; le lavabo, en grès blanc ; le plafond, ripoliné. Les appareils d'éclairage en verre opalin blanc distribuent une lumière puissante, mais non aveuglante. L'eau chaude, l'eau froide, l'eau adoucie (eau dont le calcaire est éliminé), peuvent couler à flots par des robinets chromés. Les porte-savon, les porte-éponges, sont en faïence blanche encastrée dans les murs. Le sol, en carrelage clair, est recouvert devant la baignoire d'un tapis lavable en tissu-éponge.
L'architecture, plus que tout autre art, suit son époque, en
est le reflet ; la décoration intérieure s'y adapte. Le béton armé a créé une
esthétique nouvelle, la manière de vivre des hommes les a fait organiser la
maison sur des bases également neuves.
Le plan de la maison modeme tient compte des mouvements
inutiles. Se doute-t-on, dans une maison ouvrière où les instants de la
ménagère sont comptés, combien il faut faire attention aux distances, à la
place de chaque objet ? Mme Bernège, la très active présidente de la Ligue
de l'organisation ménagère, a écrit un remarquable opuscule : Si les femmes
faisaient les maisons. Elle a calculé les pas inutiles dans une cuisine
construite au hasard, elle a compté les heures perdues à des astiquages
épuisants et sans intérêt, elle a étudié les connexions des différentes pièces
de la maison, elle a mesuré le travail stérile à fournir que représentent les
escaliers.
« Il y a, dit-elle, dix millions de ménagères en France.
Chacune est condamnée, par l'illogisme ou l'insuffisante installation de sa
maison, à accomplir chaque jour au moins deux heures de travaux inutiles ; la
France oblige donc ses ménagères à perdre par année sept milliards trois cents
millions d'heures, sans profit pour personne, d'un travail fatigant et
totalement improductif... C'est là la plus grande folie que l'on puisse
imaginer, et ce sera pour nous un découragement immense si les constructeurs
modernes ne tentent pas un effort suprême pour faire disparaître à jamais de
pareils gâchis de forces, de valeurs et de temps... Nous réclamons des demeures
efficientes. »
Et Mme Bemège donne des exemples :
« Entre l'évier de ma cuisine et la table de ma salle à
manger, dit-elle, se trouve une distance de huit mètres. Trois repas par jour,
cinq navettes chaque fois, cela représente au bout de quarante ans de vie de
ménage, je vous le donne en cent... le trajet de Paris à la mer Caspienne, trois mille cinq cent quatre kilomètres, et,
comme temps passé, à raison de deux minutes pour faire cinq fois le parcours,
mille quatre cent quatre-vingts heures, cent quatre-vingt-cinq journées de
travail soutenu ! Parce que ma salle à manger se trouve à huit mètres de ma
cuisine ! »
Autre exemple : la salle de bains éloignée de la chambre,
cas fréquent à Paris ; vous savez, ces couloirs maussades et mal éclairés ; si
l'aller et le retour n'ont lieu que deux fois par jour, après quarante ans on
trouve sept cent quatre-vingt-huit kilomètres quatre cents mètres parcourus
inutilement et plus de deux cents heures perdues en allées et venues stupides.
Mme Bernège a raison : tout, dans la demeure, doit être
prévu pour réaliser le maximum de confort ; supprimons les gestes et les pas
inutiles ; « une porte mal placée d'un mètre entraîne, pendant des siècles, et
plusieurs fois par jour, une incommodité » ; un téléphone qui oblige à étendre
le bras et à se déplacer à son bureau crée, vingt fois dans la journée, un
petit agacement qui, si petit soit-il, nuit au travail. L'architecte moderne
doit tracer pour la maison, sur ses plans, des schémas de circulation,
indiquer sur ses dessins l'ordre du travail dans une cuisine, une buanderie,
représenter graphiquement les manœuvres de l'auto rentrant au garage, calculer
le sens d'ouverture des portes, l'emplacement exact des interrupteurs
électriques, etc.
L'architecte moderne a de grosses responsabilités, d'autant
qu'on le critique plus volontiers ; on ne lui passe aucune faute, si faible
soit-elle. Avez-vous remarqué qu'un tiroir de commode moderne « doit » glisser
avec douceur, fermer hermétiquement, les joints étant invisibles ; au
contraire, un tiroir de commode ancienne peut grincer, bâiller dans son
alvéole, être difficile à pousser, au risque de tout jeter par terre ? La
peinture d'une porte moderne « doit » être irréprochable ; celle d'une porte
ancienne peut être mal exécutée : cela n'a pas d'importance, au contraire,
puisqu'on imite la poussière, on « patine » les moulures, on salit
volontairement.
L'architecte moderne, que guettent les reproches, mais qui
est soucieux de bien professer, doit sans cesse penser que la maison qu'il
édifie doit être confortable.
Ce souci d'économie de temps et d'espace, les
améliorations apportées au confort, comme le téléphone, le chauffage central,
l'eau chaude, les carrelages céramiques, l'électricité, ont transformé la
maison.Décrivons par exemple une salle de bains. La salle de bains moderne est une pièce blanche, claire ; les murs sont en faïence blanche ; la baignoire, encastrée ; le lavabo, en grès blanc ; le plafond, ripoliné. Les appareils d'éclairage en verre opalin blanc distribuent une lumière puissante, mais non aveuglante. L'eau chaude, l'eau froide, l'eau adoucie (eau dont le calcaire est éliminé), peuvent couler à flots par des robinets chromés. Les porte-savon, les porte-éponges, sont en faïence blanche encastrée dans les murs. Le sol, en carrelage clair, est recouvert devant la baignoire d'un tapis lavable en tissu-éponge.
Les glaces, les faïences, le métal chromé, luisent sous les
ampoules blanches. Tout est net, lumineux : salle de bains faite pour un
sportif, pour un homme actif, pour une femme raffinée, pour des enfants sains ;
la pièce respire la propreté, la santé. Il est amusant de relire toujours,
dans Zola, la description d'un cabinet de toilette sous le second Empire :
« Mais la merveille de l'appartement, la pièce dont parlait
tout Paris, c'était le cabinet de toilette. On songeait, en y entrant, à une
large tente ronde, une tente de féerie, dressée en plein rêve par quelque
guerrière amoureuse. Au centre du plafond, une couronne d'argent ciselé
retenait les pans de la tente, qui venaient, en s'arrondissant, s'attacher aux
murs, d'où ils tombaient droit jusqu'au plancher. Ces pans, cette tenture
riche, étaient faits d'un dessous de soie rose recouvert d'une mousseline très
claire, plissée à grands plis de distance en distance ; une applique de guipure
séparait les plis, et des baguettes d'argent guillochées descendaient de la
couronne, filaient le long de la tenture, aux deux bords de chaque applique...
« Et, sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui ne
laissaient voir du plafond, par le vide étroit de la couronne, qu'un trou
bleuâtre, où Chaplin avait peint un Amour rieur, regardant et apprêtant sa
flèche, on se serait cru au fond d'un drageoir... Une armoire à glace, dont les
deux panneaux étaient incrustés d'argent ; une chaise longue, deux poufs, des
tabourets de satin blanc, une grande table de toilette, à plaque de marbre
rose, et dont les pieds disparaissaient sous des volants de mousseline et de
guipure, meublaient la pièce. »
Eclairage indirect d'un bureau pour M. André Salmon, par Robert Mallet-Stevens |
Evidemment, nous sommes loin de la salle de bains
contemporaine ; mais aussi quelle différence d'existence pour ceux qui en ont
l'usage ! La femme d'aujourd'hui est sportive, le mouvement ne l'effraye pas et la vie, un peu trop
trépidante peut-être, lui sied quand même fort bien. Ses goûts vont plus à la
six cylindres qu'à la chaise à porteurs capitonnée qui encombrait le salon ;
le cinéma lui a montré les usines en pleine activité, les machines luisantes en
évolution ; le rythme des métiers mécaniques de la filature la passionne plus
que le rouet en bois tourné, qu'on plaçait autrefois près de la salamandre.
La femme d'aujourd'hui voyage facilement, les déplacements
en auto, en avion, en rapide, les croisières régulièrement organisées, lui ont
permis de voir du pays, d'étudier les styles étrangers, d'observer mille,
détails différents de ceux qui nous entourent habituellement. Le cinéma a
transformé aussi les visions ordinaires qu'elle avait de la nature et de l'art.
Le ralenti, la microphotographie, la vie des infiniment petits, le
développement des végétaux, mettent sous ses yeux des images insoupçonnées et
dont elle ne pouvait prévoir la beauté. Les revues illustrées de tous pays, la
diffusion des livres, les conférences, les causeries par T. S. F., sont autant
d'éléments qui nous ont permis de nous instruire, de connaître mille
nouveautés.
La femme d'aujourd'hui n'est plus scandalisée, même pas étonnée, par les formes nouvelles de
l'architecture ou de la décoration ; son œil est fait à toutes les lignes, à
toutes les proportions des engins nouveaux. Pourquoi, alors, une fenêtre en
large qui distribue mieux la lumière qu'une fenêtre en hauteur lui ferait-elle
pousser des hauts cris ? Elle admet plus aisément ce qui est normal, parce
qu'entraînée, habituée ; elle a une culture infiniment supérieure à celle de
la femme d'hier (je parle de la majorité, de la masse), et je suis certain que,
de nos jours, Carmen ne serait plus sifflée, Corot, Manet, pourraient exposer
librement, le chemin de fer trouverait peut-être parmi les hommes des
hostilités comparables à celles manifestées par Thiers et Arago, mais pas parmi
les femmes.
Les femmes, aussi paradoxal que cela paraisse, ont l'esprit
plus ouvert aux grandes entreprises que les hommes ; elles donnent raison à
Balzac quand il dit : « L'instinct, chez les femmes, équivaut à la perspicacité
des grands hommes » ; si le détail est souvent négligé chez les femmes, son
amour du coussin, de la petite broderie, ses vues, sont plus larges quand il
s'agit d'art pur.
M. GEORGES HUISMAN
Je ne suis pas sûr que vous ayez tout à fait raison, et, au
risque de manquer à cette galanterie qui était la vôtre à l'instant, je dirai
que les femmes ont tout de même quelque peine à accepter franchement le goût
vraiment moderne, soit en architecture, soit en décoration. A qui la faute ? A
l'Etat, sans doute, mais aussi à l'éducation des jeunes filles.
Et, d'abord, accusons l'Etat ; c'est plus facile.
L'Etat, en architecture, aime le pompier. Quand on parle,
chez nous, de l'architecture d'Etat, c'est évidemment de ce qui est pompier.
Peut-on citer plusieurs bâtiments exécutés par l'Etat qui témoignent un esprit
ouvert, moderne, compréhensif ?
Qu'est-ce que l'Etat fait faire ? Il fait copier
éternellement le style XVIIe et le style XVIIIe siècle. Tandis que l'Eglise, au
contraire, a des audaces architecturales fantastiques, — regardez, par
exemple, l'église du Raincy, Saint-Dominique, rue de la Tombe-Issoire,
Notre-Dame-du-Rosaire, de Pierre Sardou ; les innombrables églises en béton ou
en ciment des régions reconstruites, — l'Etat bonde résolument le progrès et il
recommande à ses architectes de copier le passé et de le recopier incessamment.
Vous chercherez en vain à travers toute la France une caserne, un hôpital, une caisse d'épargne, une prison (car ce sont des
bâtiments d'Etat) qui soient, par leurs innovations, leur esprit neuf, une
œuvre de notre temps.
Une fois sur cent, il y a un architecte jeune, audacieux, à
l'esprit plus original, qui essaye de construire une école primaire ou un
bureau de poste conformément à la technique d'aujourd'hui ; je vous prie de
croire qu'il ne recommence pas, car il est bien vite montré au doigt ; ses
contemporains ricanent en passant devant son œuvre et ils haussant les épaules.
Alors, le pauvre architecte officiel, pour continuer à avoir des commandes,
abandonne ses velléités ; il retourne à des façades Louis XV ou Louis XVI, qui
ont toujours le plus grand succès.
Il y a un exemple que nous pouvons voir à Paris, c'est la
Cité Universitaire. Sans doute, c'est une œuvre de la plus haute importance, du
plus grand intérêt philanthropique et intellectuel ; je ne critique personne,
je constate seulement. Pour la Cité, il était possible, par l'ampleur du
programme offert aux architectes, de faire quelque chose d'absolument nouveau
et dans l'esprit actuel. Or, qu'a-t-on fait ? Une Cité évidemment très
sympathique, mais qui est tout de même la copie d'une vieille cité
universitaire anglaise, un Oxford ou un Cambridge transporté au parc
Montsouris.
Alors, pourquoi s'étonner si les particuliers et si les
femmes, qui s'intéressent plus que les hommes aux questions d'architecture,
pourquoi s'étonner si les particuliers continuent à commander à leurs
architectes des œuvres de style officiel ? Les particuliers s'inspirent de
l'Etat, et il suffit de parcourir les rues neuves de Passy et d'Auteuil, où
l'on élève actuellement tant d'hôtels de toute sorte, pour constater partout le
triomphe du XVIIIe siècle. Dans la banlieue parisienne, avec la brique et la
pierre, c'est le triomphe du Louis XIII. Et, quand nous allons à la mer ou à la
montagne, nous constatons qu'un régionalisme mal compris a fait surgir de
terre, en interminables séries, la même villa bretonne, la même chaumière
basque, la même maison mi-provençale, mi-italienne. C'est partout le même
spectacle, et notre architecture d'Etat n'a pas encore assez de confiance
dans la vitalité de son temps.
De plus, les jeunes filles n'ont jamais appris à s'occuper
d'architecture. Toutes les jeunes filles ont disséqué Andromaque ou des motifs
wagnériens, mais aucune d'elles n'a jamais eu l'idée — on ne
le lui a jamais demandé d'ailleurs — de comprendre la beauté harmonieuse de la place Vendôme, la poésie pénétrante des maisons de la
place des Vosges ou la laideur épouvantable des immeubles style 1900. Et alors,
qu'arrive-t-il ? Faute d'une éducation artistique première, les femmes sont
prisonnières à la fois des enseignements de l'Etat et des journaux de mode :
l'architecture ne progresse pas. En vérité, — il faut le dire tout bas, car
c'est un peu navrant, — nous avons, à l'heure présente, les maisons que nous
méritons.
M. MALLET-STEVENS
Les pouvoirs publics, en bons pasteurs, devraient diriger
le goût de la population entière, et, si les directives principales étaient
fondées sur l'ordre, l'hygiène, la gaieté, une ville comme Paris aurait un tout
autre aspect. Les barreaux gros comme le poing aux fenêtres étroites des
collèges, les grilles des squares où les enfants paraissent en cage, les rues
obscures (ô ironie ! dans Pars qu'on appelle le Ville Lumière) ; les taxes
paradoxales sur la publicité lumineuse (le monsieur qui, gracieusement,
éclaire la voie publique doit payer) ; le règlement du 13 août 1902, sur les
hauteurs des bâtiments dans la ville de Paris, qui autorise des cours à
cuisines de trois mètres trente-trois de large pour des immeubles de huit
étages ; des bureaux de poste rébarbatifs, des cahutes d'octroi lépreuses et
sordides, les affiches qui pendent en loques délavées sur de nombreux murs,
autant d'éléments peu faits pour donner à Paris un petit air de gaieté.
Eh bien, la femme plus que l'homme, la femme moderne, est
choquée par tant de négligence et si peu d'amour-propre. Souhaitons une ville
propre, avec des maisons claires, et celles-ci pour toutes les classes de la société.
On comprend, hélas ! l'abandon du logis familial au profit
du marchand de vin, quand le travailleur ne possède qu'une pièce où vivent
lamentablement plusieurs personnes ; quand cette pièce honteuse, non chauffée,
éclairée au gaz ou au pétrole, sert de chambre à coucher, de salle à manger et
de cuisine à toute une famille, le marchand de vin, avec son faux luxe, ses
glaces, ses lumières, avec tout son clinquant, sa gaieté artificielle, attire
le malheureux sans foyer. Il est excusable : le taudis crée le bistro.
Il faut des maisons claires, des logements sains, de l'air,
de l'eau, de la lumière, de la chaleur, de la gaieté, et bien des intérieurs
bourgeois sont encore des taudis. Escaliers qui sentent la cave, le chou et le
beurre douteux, cuisine prenant jour (si l'on peut dire) sur une courette, salon aux fenêtres en meurtrières, salle à manger marron, aux « pâtisseries » écrasantes,
vestibule sans lumière, appartement sans salle de bains l Et cela se loue très
cher. Démolissons ces habitations indignes. Toute cette poussière, toute cette
crasse, toute cette obscurité malsaine, ne sont pas la tradition; elles ne
sont que les tristes résultats de la routine. Applaudissements.
Vestibule d'une maison, rue Michel Ange à Auteuil, par M. Robert Mallet-Stevens |
La femme d'aujourd'hui est entraînée, malgré elle, vers
l'architecture et la décoration modernes par tout ce qui l'entoure ; la
lumière, par exemple, de plus en plus distribuée à profusion dans les
magasins, l'incite, la pousse à s'éclairer davantage ; nos yeux, habitués aux flots d'électricité déversés pour des raisons publicitaires dans les magasins,
trouveraient, par opposition, nos intérieurs bien enténébrés, si nous nous
contentions de la lampe à abat-jour d'il y a dix ans seulement. Et cet
éclairage intense, raisonnablement réparti, n'est possible que par des procédés
modernes : gorges en staff, projecteurs, plafonds incurvés, etc., toutes
formes nouvelles puisqu'elles sont liées à un éclairage nouveau.
Les meubles aussi ne sont plus simplement la commode et les
fauteuils. Le phonographe est un meuble, la T. S. F., le téléphone, la machine
à écrire, demandent, exigent des meu bles spéciaux que nos pères ne pouvaient soupçonner.
Si nous nous dirigeons vers la cuisine, le changement est
plus invraisemblable encore : glacière électrique, fourneau émaillé au gaz ou à
l'électricité, machine à laver, évier à ordures ménagères, moulin à café
mécanique, ventilateur, etc. La cuisine est un « salon des arts ménagers » en
miniature, et la cuisine d'antan paraît démodée et primitive.
On conçoit que tous ces organes nouveaux influent sur la
distribution et la structure de la maison. Les formes nettes et logiques des
meubles nouveaux, où la mécanique intervient, la connaissance des automobiles,
des avions, les vues de machines en mouvement, le besoin de confort, les
difficultés d'entretien de la maison, l'aisance qu'on désire pour avoir tout en
ordre avec le minimum d'efforts, l'air qui vient d'être inventé grâce aux
sports, la lumière artificielle grâce à la publicité, plaident en faveur d'une
habitation moderne, moderne en ce qu'elle a de pratique et d'esthétique.
La maison, que sera-t-elle ? Oh ! Pas un palais, bien sûr,
c'est bien inutile ! Nous ne sommes plus au temps où les architectes
gémissaient sur la décadence de l'architecture, occupés qu'ils étaient jadis
à construire des châteaux, et dont le bel art ne consistait plus, comme
écrivait avec amertume l'architecte Patte, en 1754, qu' « à distribuer avec
grâce des petits appartements et à décorer de menuiseries une salle de
compagnie ou un cabinet ». De nos jours, les architectes se contentent de bâtir
des maisons, modestes peut-être, mais où il fait bon vivre.
Je ne puis que vous donner mon opinion et vous exposer mon
désir. J'ai la bonne fortune de construire actuellement une maison moderne
pour une famille de neuf personnes. Huisman va vous la décrire. Elle
correspond à ce que nous souhaitons, à la simplification de l'existence avec
le maximum de
confort.
M. GEORGES HUISMAN
La maison que Mallet-Stevens est en train de construire, à
Roubaix, est une maison comprise pour une famille de neuf personnes, sans
compter les domestiques, et vous allez voir qu'elle est destinée à fournir non
seulement le maximum de confort aux habitants, mais encore le maximum de
facilités à tous ceux qui sont appelés à y vivre et à y travailler.
Mallet-Stevens a profité d'une exposition au midi, sur une
petite hauteur de terrain, avec une vue agréable sur les plaines de Flandre, et, naturellement, l'architecte a disposé partout de grandes
baies à guillotine, qui donnent le maximum d'air et de lumière, au lieu de la
fenêtre classique, qui prend de la place et qui s'ouvre dans la pièce. Les
portes sont à cou¬lisse. Chaque étage a de grandes terrasses tout à fait
praticables. A l'étage supérieur, une grande terrasse recouvre toute la maison.
On peut y prendre ses repas en été, on peut y prendre le thé à la belle saison,
et un monte-plats électrique a été prévu à cette intention. Et, comme nous
sommes dans une région où les habitants aiment bien les sports, Mallet-Stevens
a préparé une grande piscine contre la maison et sous celle-ci, grande piscine
avec les vingt-cinq mètres réglementaires, où toutes les compétitions sportives
pourront être disputées.
Toute cette maison est chauffée, éclairée, desservie suivant
les procédés les plus modernes : chauffage au mazout, avec une chaufferie
centrale carrelée en blanc.
L'électricité est partout : glacière électrique, ascenseur
électrique depuis la cave jusqu'au sommet et petite salle électrique jouant le
rôle de « centrale électrique », avec tous les coupe-circuit de la maison
réunis sur le même tableau.
Dans chaque pièce, on a prévu le téléphone, soit avec
l'intérieur, soit avec le réseau ; dans chaque pièce aussi, apparaît une
innovation — que, peut-être, vous n'apprécierez pas tous — un appareil de T. S.
F. avec possibilité de pouvoir entendre la radiophonie de son lit, avec réglage et coupure à la tête de celui-ci.
Ajoutez encore, dans chaque pièce, une pendule électrique,
et, comme il faut éviter les gestes inutiles, le réglage de toutes ces
pendules est fait automatiquement par T. S. F.
Je ne vous décrirai pas la cuisine, l'arrière-cuisine, la
buanderie ; après ce que Mallet-Stevens vous a dit tout à l'heure, vous devinez
ses idées à cet égard.
Chaque chambre a sa salle de bains, avec l'eau chaude, l'eau
froide et l'eau adoucie, c'est-à-dire filtrée et débarrassée de toutes les
substances calcaires qu'elle peut contenir. Chaque pièce également dispose
d'une prise de courant spéciale pour le nettoyage par le vide.
Certaines innovations, curieuses, valent de vous être
signalées. Par exemple, la question des clefs. Petite chose, direz-vous, mais
elle a son importance quotidienne. Chaque chambre s'ouvre à l'aide d'une clef
spéciale ; mais les maîtres de la maison ont à leur disposition un passe-partout
d'une forme particulière qui permet d'ouvrir n'importe quelle porte, à n'importe quel étage
et dans n'importe
quelles conditions.
De plus, la porte d'entrée de la propriété est une porte à
coulisse, comme celle des passages à niveau. Lorsque le maître de maison
revient chez lui, le soir, il lui suffit de donner un coup de klaxon en arrivant devant sa porte ; si le concierge est couché, il n'a pas besoin de se lever
pour aller ouvrir la porte d'entrée : de son lit, il appuie sur un bouton
électrique et la porte à coulisse s'ouvre.
Ensuite, autre raffinement : l'auto, en arrivant devant le
garage souterrain, pèse de son poids sur des plots, ce qui fait ouvrir la porte
du garage. Il est donc inutile de déranger les domestiques ; personne n'a
besoin d'attendre ; tout fonctionne électriquement. Et, quand l'auto est rentré
au garage, le propriétaire trouve à sa disposition un petit ascenseur
électrique qui le mène jusqu'à son appartement.
Dans cette maison, tout ce qui concerne les domestiques a
été prévu exactement comme pour les maîtres. Les chambres sont conçues de la
même manière ; les fenêtres sont les mêmes ; il y a le même chauffage, les
mêmes salles de bains, les mêmes lavabos.
Pour les enfants, on a prévu une salle de jeux d'un aspect
particulier. Chacun sait combien, même dans les appartements les plus vastes,
il est difficile d'organiser une réunion d'enfants. Pour n'avoir pas à
démeubler une pièce, Mallet-Stevens a donc imaginé pour les enfants cette salle
de jeux, qui peut se transformer indifféremment en salle de spectacle, en
salle de conférences et en salle de cinéma, de telle sorte que tout le monde,
dans la maison, se trouve avoir
satisfaction.
Tout au sommet de l'immeuble, Mallet-Stevens a disposé une
tourelle circulaire, avec une table d'orientation, et l'on peut ainsi
communiquer, au besoin, par signaux optiques, avec les amis qui sont dans les propriétés
voisines. On peut se distraire encore, grâce à la table d'orientation, en
suivant le vol des grands avions qui s'en vont vers l'Angleterre ou vers la
Hollande.
Dans le parc, enfin, pour montrer qu'il ne sacrifie
nullement l'agréable à l'utile, Mallet-Stevens a prévu un potager, une
roseraie, un grand miroir d'eau de soixante-treize mètres de long, d'immenses
parterres de fleurs à couper et de belles places de jeux pour les enfants.
En somme, une maison comme celle-ci doit d'abord donner du
confort ; elle doit aussi créer quotidiennement de la
beauté, et elle
est conçue également pour que tout le monde soit déchargé de ces
besognes fastidieuses et stériles auxquelles Mallet-Stevens faisait allusion
tout à l'heure.
Maison à loyers moyens, à Paris, par M. Robert Mallet-Stevens |
Mais nous devinons sans peine vos réflexions intérieures et
vos objections. Si vous preniez la parole, vous nous diriez : « Sans doute, tout cela est
séduisant ; mais Mallet-Stevens fabrique des maisons pour milliardaires, et
les jeunes mariés, pendant ce temps-là, n'ont ni la possibilité ni les moyens
d'avoir à leur disposition de tels immeubles. »
Alors, changeons, si vous le voulez bien, les termes du
problème et posons une nouvelle question : « Ton appartement, que sera-t-il ? »
La jeune fille se marie. Après les démarches classiques
dans les agences, les visites aux concierges, aux gérants, etc., elle trouve un
appartement, et les jeunes époux vont s'installer dans ce home que nous
allons aménager à leur intention.
Prenons un appartement de quatre pièces, avec cuisine et
salle de bains. Inutile de revenir sur la cuisine ni sur la salle de bains.
L'idéal serait que ces deux pièces fussent aussi parfaites dans une maison
ouvrière que dans un hôtel de milliardaires, car il s'agit d'économiser le
temps, d'améliorer la santé, et, en vérité, plus le train de vie est modeste,
plus l'outillage domestique devrait être perfectionné. Malheureusement, il
n'en est pas toujours ainsi. Et alors, mon cher Mallet-Stevens, je vous livre
quatre pièces : quel parti allez-vous en tirer ?
M. MALLET-STEVENS
Un parti bien simple et bien raisonnable.
J'ai horreur des pièces qui servent à tout, salle à
manger-boudoir, chambre à coucher-salon, salon-studio... La chambre à coucher
qui sent la friture, on la salle à manger qui sent la poudre de riz. La
vaisselle dans le salon, la pelote d'épingles sur le buffet. Non !
Vous avez quatre pièces à meubler. Je vous proposerai
simplement de faire une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et une
chambre d'enfants.
M. GEORGES HUISMAN
Mais vous êtes un affreux bourgeois !
M. MALLET-STEVENS
C'est possible !
Pour vous rassurer, je fais sauter tontes les cheminées, qui
prennent de la place ; en général le chauffage central marche assez bien. Je
fais sauter les petits carreaux des portes, car les portes sont faites poux
être ouvertes au fermées et non pas pour faciliter les indiscrétions, et je
fais sauter les portes qui séparent la salle à manger du salon, car il suffît
d'un rideau ou d'un paravent pour les diviser. Je fais sauter...
M. GEORGES HUISMAN
Le propriétaire ?
M. MALLET-STEVENS
Non, mais toutes les « pâtisseries » décoratives des
corniches et plafonds, les moulures qui encadrent tes portes, toute cette
désolante ornementation au rabais dont les maisons modernes ont la faiblesse
de s'enorgueillir. Je fais sauter les vitraux opaques de la salle à manger,
vous savez, ces vitraux qui, neuf fois sur dix, on ne sait pourquoi,
représentent des hommes d'armes du temps de Charles-Quint ou des ibis parmi des
roseaux. Dans ces quatre pièces nues, arcbinues, je conseille de faire peindre
les murs en teinte bien claire, bien franche, bien lumineuse.
M. GEORGES HUISMAN
Précaution d'autant plus utile, en somme, que les fenêtres
mal faites, à poignée au lieu d'être à guillotine, ne laissent entrer
qu'un jour insuffisant : avec le
système Mallet-Stevens, vous
aurez la lumière.
Commençons par le commencement. Je vous donne la salle à
manger, qu'y mettez-vous ?
M. MALLET-STEVENS
Un dressoir, une table, six bons fauteuils ou six bonnes
chaises, pas plus. Rien n'est aussi triste, lorsqu'on est peu nombreux à table,
que ces chaises vides, alignées le long des murs ; elles paraissent attendre
des convives inexacts. Quand vous serez huit, vous prendrez deux sièges dans la
chambre voisine. Si vous avez, un jour, un très grand dîner, vous louerez des
chaises : le modèle le meilleur marché, c'est le moins laid. Pas trop de
sièges, c'est une règle.
Mais que le service de table soit gai, coloré, agréable à
contempler ; de belles couleurs, de belles formes, valent mieux sur la table
que tous les apéritifs. Une nappe claire pour le dîner ; elle reflète la
lumière sur le visage et combat la clarté un peu dure qui tombe du plafond. La
salle à manger est faite pour qu'on y mange avec plaisir ; ne lui en demandons
pas davantage.
M. GEORGES HUISMAN
Et c'est pourquoi vous allez faire accrocher au mur de
séduisantes natures mortes, d'énormes pièces de gibier, des morceaux de viande
très saignante, des omelettes baveuses et des fromages bien coulants. Les
voilà, vos apéritifs !
M. MALLET-STEVENS
Vous ne parlez pas sérieusement. Sur les murs de la salle à
manger, aucun tableau alimentaire : certains coupent l'appétit, mais
simplement des œuvres d art qui plairont. Suivant vos goûts, un portrait, un
paysage, un dessin. De la sobriété sur les murs et une table bien servie, des fleurs,
un couvert brillant : les yeux et l'estomac seront satisfaits.
M. GEORGES HUISMAN
Alors, passons dans le salon. La difficulté consiste à y
introduire un piano, un quart de queue ou un piano droit dont les teintes et
les formes demeurent si discutables parmi les meubles modernes. Comment le
voyez-vous, le piano ?
M. MALLET-STEVENS
Mais je ne le vois pas Là. Ce n'est pas un instrument
indispensable, sauf chez les musiciens consommés, presque des professionnels.
Nous avons aujourd'hui le phonographe et la radiodiffusion. Entendre un
pianiste amateur, ce n'est pas amusant ! Avec les disques, nous pouvons avoir chez nous les plus grands vir¬tuoses, pourquoi
nous en priver ? On n'ose plus jouer du piano devant des amis : la comparaison
avec le disque est trop désavantageuse ; aussi, a-t-on un piano pour meubler le
salon et sans se soucier du son ; plus on peut dépenser, plus il est grand.
Chaque époque a connu un meuble nouveau. Le piano lui-même
est d'invention relativement récente. Le phonographe est le meuble nouveau de
notre siècle ; accompagné de la discothèque, il peut avoir des lignes très
heureuses, être composé pour former un ensemble harmonieux avec les autres
éléments du mobilier. L'appareil de T. S. F. peut être très beau également. La
seule difficulté est de cacher les innombrables fils de cet appareil dit « sans
fil ».
La vraie place de ces appareils de musique mécanique est au
salon, entre quelques très bons fauteuils confortables, profonds, propres à la
rêverie et à la conversation, et parmi des livres, parmi beaucoup de livres.
Si nous avons de beaux bibelots, nous les mettrons en
vitrine ; mais nous n'aurons pas une vitrine pour le simple plaisir d'en avoir
une, garnie de bibelots indignes, triste collection des cadeaux de mariage,
trop laids ou trop peu importants pour valoir les honneurs du « Tepassage ».
Les livres et la musique éliront domicile dans ce salon, où
le jeune ménage se tiendra volontiers.
M. GEORGES HUISMAN
Je vous abandonne volontiers les cadeaux de mariage :
certains jeunes ménages s'entendent à les échanger en série.
Ce salon sera une pièce personnelle, intime, très habitée.
Ayez beaucoup de livres, mais rien que les livres que vous
aimez ; les autres, ceux qui vous sont indifférents, mettez-les au grenier ou à
la cave, vendez-les ou prêtez-les à vos amis, puisque vous êtes sûrs, ainsi, de
ne jamais les revoir !
Ayez peu de bibelots, et surtout ne cédez pas aux
engouements de la mode ; ne collectionnez ni les tabatières, ni les boîtes à
poudre, ni les coquillages, ni les montres, ni les presse-papiers
Louis-Philippe. Un beau morceau de verre, un beau galet, une bille de bois exotique,
valent mieux, n'est-il pas vrai, que les plus coûteux des bibelots !
Meubles ayant figuré à l'Exposition Universelle de 1900, en style aux courbes " macaroni étiré " |
M. MALLET-STEVENS
Donnez votre attention particulière à la couleur de la
pièce. J'ai connu jadis, à Londres, un homme de goût qui avait fait installer chez lui des
rideaux mobiles, de couleurs variées, qu'il faisait changer suivant ses
occupations et ses désirs. Quand il voulait rêver, les rideaux étaient bleus,
le bleu engendrant la mélancolie ; quand il recevait une jolie femme, les
rideaux devenaient rouges ; quand il désirait travailler, les rideaux jaunes
apparaissaient, le jaune incitant au travail. C'est un luxe qui est a la portée
de tous, qu'il est facile de vous recommander. Mais le grand luxe, les plus
belles couleurs, ce sont les fleurs.
Pas trop de fleurs, afin d'éviter l'aspect « réception de
fiançailles », mais des fleurs bien disposées, des bouquets adroitement
composés. Au Japon, il y a des professeurs qui apprennent à faire des
bouquets.
Peu de meubles. Mais, pour les meubles, attention à la mode
! La mode, de nos jours, passe vite. Tout est rapide, ultra-rapide ! la mode
des meubles Louis XVI, sous Louis XVI, a duré proportionnellement à la vitesse
d'un carrosse ; la mode des meubles modernes dure en raison directe de la
vitesse d'une voiture de course à turbo-compresseurs.
Le vieil adage : « Les fous inventent les modes et les sages
les suivent » n'est pas exact. Il faudrait ajouter : quelques jours seulement, quelques heures souvent.
La mode, contrairement à l'art pur, est basée sur rien ; c'est une
fantaisie, sans logique, qui a du charme parfois (et c'est là le danger),
mais qui, vite, saute à un autre sujet. Les gravures de mode
vieilles de deux ou trois ans sont une source de rire étonnante, les modes
vestimentaires nous paraissent ridicules, la femme étant toujours persuadée
que le moment précis où elle est habillée représente la vérité. Les tailles de
saut à la corde et les robes courtes de dancing girl de 1928 sont déjà du plus
haut comique. Les films d'avant-guerre nous réjouissent autant. Les formes et
les couleurs suivent la mode. Le « petit ensemble » actuel des Parisiennes : calotte d'enfant de chœur, tailleur, gants, chaussures, d'un même ton, aiguise
notre sévérité quand nous voyons passer une femme aux vêtements polychromes. Je
ne sais qui comparait une Anglaise à un champ clos où les couleurs ennemies se
rencontrent et se livrent bataille.
En ameublement, le « décalage » n'est pas comique, il est
triste. Le mobilier 1900 aux courbes « Rivoire et Carret », le mobilier 1925
avec ses pans coupés, ses serviettes sculptées, ses jets d'eau innombrables,
rappellent un passé proche, ce qui est triste.
Avez-vous remarqué que le passé proche a comme un goût de
regrets, une mélancolie envahissante, tandis que nous sommes en dehors du passé
lointain et classé ; nous ne mesurons plus notre existence à son échelle, son
éloignement ne nous affecte pas. Le propriétaire d'une voiture modèle 1923
roule sans joie ; il a une « vieille voiture » ; au contraire, sa voiture 1908, dans son garage, à la campagne, l'amuse beaucoup, c'est une voiture «
ancienne ». Son chapeau haut de forme lui procure le même petit chagrin ou la
même petite satisfaction. C'est aussi vrai pour les meubles.
Mon excellent ami Francis Jourdain, qui est unanimement le
père, le jeune père de l'art décoratif moderne, a exécuté, en 1912, un Living-room aussi logique, aussi nouveau de forme que s'il avait été conçu cette
année même ; il n'a absolument pas vieilli. Ce n'est plus de la mode, c'est de
l'art.
« La mode ne tyrannise que les sots » ; en ameublement, son
influence doit être rejetée. Les petits détails décoratifs, jolis pendant
quelques années, n'ont, à mon sens, qu'un seul intérêt : permettre de dire,
sans se tromper, l'âge du meuble sur lequel ils sont appliqués. Les guirlandes,
les nœuds, les bouquets, les sphinx, la guimauve, les jets d'eau, les
triangles enchevêtrés, nous renseignent tout de suite sur l'époque d'un
mobilier ; ils sont comme une étiquette collée sur le bois du
meuble, une indication de Bœdeker ou de guide de musée : fauteuil «
losanges » : Directoire ; table « griffes de lion » : Empire ; canapé « jet
d'eau » : 1925, etc.
II faut pourtant un peu d'expérience, car nous connaissons
des radiateurs à décor Louis XV et des ascenseurs à boiseries Louis XVI qui ne
sont pas d'époque.
Beaucoup de gens sont persuadés qu'un meuble oui ne comporte
aucune décoration est un meuble pauvre. C'est là, il faut l'avouer, une
conception de primaire. Certains ornements recouvrant partiellement un objet
sont comme des pustules sur un joli visage : ils intéressent le médecin, ils
n'améliorent pas la beauté du patient.
M. GEORGES HUISMAN
Entrons sur la pointe des pieds dans la chambre à coucher.
Je la vois d'ici : pas de lit, un grand divan, une peau d'ours, des coussins,
encore des coussins, rien que des coussins. Nous avons vu cela à toutes les
expositions, à tous les salons.
M. MALLET-STEVENS
Non, mon cher ami, vous vous trompez du tout au tout. Un lit
doit être un lit où l'on dort, un lit où l'on se repose, et non pas un
lit-divan tout juste bon pour fumer une cigarette en cherchant vainement à
donner à ses membres une position convenable.
Je vois, pour la chambre à coucher, un lit en bois ou en
métal, une grande glace où la femme puisse se regarder avec complaisance, un
petit bureau et deux bons fauteuils. Je mettrai aussi quelques rayons pour les
livres les plus chers.
M. GEORGES HUISMAN
Vos livres de chevet !
M. MALLET-STEVENS
Et j'y surveillerai particulièrement le problème de l'éclairage.
M. GEORGES HUISMAN
Oui, l'éclairage est une des erreurs de notre temps. La
plupart de nos contemporains ignorent absolument l'art de s'éclairer. Les
appareils au centre de la pièce, vous l'avez tous remarqué, brûlent les yeux
ou donnent envie de dormir. Il est indispensable d'avoir aujourd'hui un
éclairage en larges nappes, caché dans le plafond, dans les murs, une lampe de
bureau avec la « lumière du jour » et un éclairage à la tête du lit.
La lampe de chevet, mais c'est un vieux souvenir de
l'antique bougeoir. Les bougeoirs et les chandeliers ont disparu, l'éclairage à
la tête du lit doit être la règle.
De même, n'est-il pas vrai que l'orientation du lit suivant
la direction est-ouest vous procurera un sommeil paisible et parsemé de rêves
délicieux ?
Le salon cher aux grands-parents |
M. MALLET-STEVENS
N'oubliez pas non plus d'accrocher aux murs de la chambre à
coucher une ou deux œuvres d'art qui vous auront séduits, mais pas davantage.
En aucun cas, votre chambre ne devra ressembler au Musée du Louvre ou au Musée
des Offices.
Le choix des tableaux ? Très difficile. Ce choix demande du
goût, de l'intelligence et, malheureusement, souvent du flair, car beaucoup de
gens sont persuadés que, si le tableau est un agrément, il doit également
représenter une valeur de portefeuille ; la valeur artistique est insuffisante.
Vous vous rappelez l'histoire du monsieur qui, au temps où les opérations de
bourse étaient lucratives et où les bonnes toiles suivaient des cours
vertigineux, voulant spéculer sur la peinture, écrit à un marchand de
tableaux, lui demandant de lui acheter « au mieux » pour trois cent mille
francs de « jeunes ». Un mois après, le
marchand de tableaux téléphone à son client pour le prévenir qu'il s'est procuré les tableaux pour la somme fixée et le prie de vouloir bien passer à sa galerie afin de voir ces acquisitions. « Mais que voulez-vous que j'aille faire à votre galerie ? Inutile de me déranger. Croyez-vous que, lorsque j'achète des actions de Suez, je me déplace pour aller voir le canal ? »
La peinture ne doit pas s'acquérir comme cela. Pas non plus,
comme le fait souvent l'Etat, attendant qu'un peintre « se vende » un million
pour s'empresser de devenir possesseur d'une de ses oeuvres. Quand les mêmes
toiles de ce peintre valaient cinq cents francs, l'Etat ne songeait pas à les
acheter. C'est le prix, bien souvent, qui consacre la valeur artistique d'un
tableau. Il faut se procurer les tableaux qu'on aime, que le peintre soit connu
ou non ; si la fortune favorise l'acquéreur, il est normal qu'il s'adresse à
des maîtres consacrés ; le prix ne devrait pas compter.
M. GEORGES HUISMAN
En somme, vous êtes plus raisonnable que je ne supposais !
Il nous reste à meubler la chambre d'enfants. Celle-ci, je
la vois déjà comme si j'y étais. Je vois, sur les murs bleus ou roses, une
frise charmante, le Petit Chaperon rouge, la Belle au bois dormant, des scènes
enfantines, des marmots aux prises avec des canards, des chats ou des
chiens, de petits ramoneurs bousculant de petits pâtissiers...
C'est votre idée, n'est-ce pas ?
M. MALLET-STEVENS
Mon cher ami, excusez-moi, mais une telle décoration me
paraît tout à fait stupide. Pourquoi voulez-vous abêtir l'enfant en attirant
ses regards sur des thèmes enfantins ? Tenez-vous essentiellement à lui parier
du toutou et du « coin-coin » ? Evitons de parler aux enfants, comme aux petits
chiens, en doublant certaines syllabes ; le sucre devient du « susucre » ; la
mère, la « mémère », et je crois inutile la traduction en langue enfantine de
certains mots français : le cheval est un dada ; l'oncle, un tonton ; le mal,
un bobo, etc. Ne parions pas à leurs yeux de la même manière.
Si ces frises sont inoffensives pour la petite enfance,
elles deviennent ridicules pour un enfant de six ans, qui les connaît vite par
cœur ; elles sont grotesques pour on enfant de dix ans, qui habite toujours la
même chambre. Alors, j'efface résolument vos frises enfantines. Dans la
nursery, j'installe d'abord un éclairage parfait pour que l'enfant ait
toujours une bonne vue, puis un lit et une armoire fraîche, un immense coffre à
jouets, parce que l'enfant n'a jamais assez de jouets, et jamais assez de place
pour les ranger. Quant aux murs, je les réserve pour de belles photographies,
mises sous verre : pour le bébé, peu importe ; pour le petit enfant, les photos
des médaillons de l'hospice des Enfants trouvés, à Florence, des Maternités,
des Fuites en Egypte empruntées aux primitifs. Pour le petit garçon et la
petite fille, le Parthénon, de la statuaire grecque, des Vierges dru XIIIe siècle : bref, d'admirables images de la Beauté éternelle.
M. GEORGES HUISMAN
J'entends bien. Mais prenez garde ! Vous refusez d'installer
le musée dans la chambre à coucher, et voilà que, maintenant, vous installez
le musée dans la nursery !
M. MALLET-STEVENS
Non, puisque ces photographies sont provisoires
: aucune d'elles ne demeurera longtemps accrochée au mur. Les parents les
changeront fréquemment, pour que l'enfant soit familiarisé de bonne heure avec
le plus grand nombre de chefs-d'œuvre. La dépense ne sera pas considérable.
M. GEORGES HUISMAN
Evidemment, vous
aurez établi ainsi, dans la nursery, un
système de décoration sans cesse renouvelé qui devrait être généralisé à tout l'appartement.
L'idéal serait d'avoir des meubles ou des œuvres d'art que
nous changerions fréquemment.
L'idéal serait de changer de mobilier aussi fréquemment que
certains changent de voiture ; mais la mode s'y refuse, car certains
consentent plus facilement à divorcer qu'à changer de vaisselle ou d'armoire à
glace !
M. MALLET-STEVENS
L'idéal serait aussi de concevoir la
maison comme une station provisoire et non comme une gare terminus. L'idéal
serait de changer d'appartement au moins trois fois dans la vie : le petit
appartement des jeunes mariés, le bel appartement où les enfants grandissent,
et de nouveau le petit appartement où les vieux époux, Philémon et Baucis, se
retirent après avoir marié ou établi leurs enfants.
M. GEORGES HUISMAN
L'idéal serait aussi de concevoir un ameublement et une
décoration appropriés à chaque âge de la vie.
La sagesse des nations prétend que chaque âge a ses
plaisirs, maïs elle n'a jamais affirmé que chaque âge avait droit à ses
meubles, à ses objets indispensables, à son style décoratif. Imaginez-vous le
premier président de la cour d'appel, demeuré célibataire, continuant à coucher
dans sa petite chambre d'enfant ? Imaginez-vous une jeune mariée de 1931
faisant son courrier derrière le redoutable bureau Empire de sa grand'mère ?
Non, sans doute, et pourtant c'est ce que nous nous obstinons à faire.
M. MALLET-STEVENS
L'idéal, dans la vie, est d'avoir un logis qu'on aime, un
logis qui vous aime. La maison doit vous accueillir aimablement ; sa façade
(j'allais dire son visage) doit être avenante, lumineuse et claire. La maison
doit être jeune, et, plus nous vieillissons, plus nous devons trouver de
charme à sa jeunesse. Les heures pénibles de la vie sont moins lourdes dans un
cadre de lumière, les minutes heureuses s'y prolongent.
— Ta maison, que
sera-t-elle ?
— Moderne...
Moderne...
De vifs applaudissements, des rires joyeux, de nombreux
rappels. Le public discute, s'amuse, réapplaudit. Pour un rien, il
continuerait la controverse avec les deux conférenciers, qu'il fête.